A l’Ofpra, les troublantes questions sur «l’occidentalisation» des demandeurs d’asile afghans
«Page TikTok», rencontres «avec des femmes en France» : à l’Ofpra, les troublantes questions sur «l’occidentalisation» des demandeurs d’asile afghans
Libération, 17 février 2023, par Gurvan Kristanadjaja
«Vous faites quoi sur votre portable ?», «Vous aimeriez faire des rencontres avec d’autres femmes ici ?»… Pour espérer obtenir le statut de réfugié, les exilés afghans sont régulièrement interrogés sur leur adhésion à de supposées valeurs françaises. A l’Office français de protection des réfugiés et apatrides, l’embarras est visible.
Quand il est convoqué à l’Office français de protection des réfugiés et apatrides (Ofpra) en juin 2022 pour un entretien, Y.M. sait que le moment est important : l’officier qui se trouve en face de lui doit décider si oui ou non il pourra vivre légalement en France. Cet Afghan de 39 ans pense y décrire les raisons qui l’ont poussé à demander l’asile. Quand il vivait près de Mehtarlâm, à l’est de Kaboul, Y.M. tenait un commerce. Régulièrement, les talibans y entraient pour voler des produits, surtout des boissons énergétiques et des biscuits. Un jour, l’homme issu d’une famille d’agriculteurs s’y oppose. Selon son récit, il est agressé après avoir dénoncé les pillards. Par peur d’être tué, il prend seul la fuite, sans sa femme et ses cinq enfants, direction le sud de la France, où il débarque en juillet 2021 après plusieurs mois de périple.
Mais rapidement, l’entretien, dont Libération a pu lire le compte rendu, prend une drôle de tournure. Plutôt que de s’attarder sur la nature des menaces reçues, l’officier de protection semble interroger Y.M. sur l’adéquation de son mode de vie avec de supposées valeurs françaises. «Vous ne voulez pas vous créer une page TikTok ?», «vous postez sur Facebook ?», «vous regardez quoi sur YouTube ?», «vous faites quoi […] sur votre portable ?» interroge-t-il. Il s’attarde aussi sur la question religieuse : «Votre mère, votre femme, votre fille, […] est-ce qu’elles pourraient sortir seules ou travailler, sans porter le voile par exemple ?» ; «Les talibans vont obliger quasiment toutes les femmes à porter la burqa, qu’en pensez-vous ?» Réponse : «Je suis totalement contre, ils privent les femmes de leur liberté.» L’entretien se poursuit : «Vous aimeriez bien faire des rencontres avec d’autres femmes ici ?» ou encore «Par rapport à votre femme, vous en pensez quoi de faire des rencontres ici ?» Retranscription des mots de Y.M. : «Je peux le cacher (il rit).»
En septembre, l’Ofpra lui communique sa décision par courrier : «La demande d’asile est rejetée.» Dans le motif invoqué, il est précisé que «s’agissant des accusations émises à son égard par un groupe de talibans de sa localité, ses déclarations se sont révélées sommaires». Depuis, Y.M. et les membres de la Cimade qui l’accompagnent à Béziers s’interrogent : l’Afghan n’était-il pas assez «occidentalisé» aux yeux de l’Ofpra pour bénéficier de l’asile en France ? Ou ses réponses ont-elles été trop succinctes pour convaincre l’officier ?
«Prouver qu’ils sont motivés à vivre en France»
Cette décision semble d’autant plus injuste qu’elle le condamne à une vie d’errance dans l’illégalité : la France n’expulse pas les Afghans, faute d’accord diplomatique avec les talibans. Pour des raisons incompréhensibles, les autorités continuent d’ailleurs de prononcer des mesures d’éloignement à l’encontre de ces ressortissants. «L’Ofpra et la Cour nationale du droit d’asile [la CNDA, qui étudie les recours, ndlr] ont très vite considéré après la prise de pouvoir des talibans qu’il n’y avait plus de guerre en Afghanistan. De ce fait, certaines personnes n’avaient, selon eux, plus besoin de protection, alors que les rapports disent le contraire», regrette Héloïse Cabot, avocate et membre du Gisti, une association spécialisée dans la défense des étrangers.
Certains sont déboutés, et le nombre de protections subsidiaires (1) attribuées aux Afghans a considérablement baissé – elle concernait environ 90 % des ressortissants protégés en 2020 contre moins de 1 % en 2022 – car ils ne répondent plus aux conditions d’attribution en cas de «conflit armé». Pourtant, nombre d’entre eux continuent d’affluer en France : en 2022, l’Afghanistan représentait la première nationalité d’origine des demandes d’asile auprès de l’Ofpra, avec 22 570 dossiers sur 137 046, une augmentation de 40,1 % par rapport à 2021. Face à l’évolution des conditions d’accès à la protection, pour partie conséquence du contexte politique tendu autour de l’immigration, «c’est désormais à eux de prouver pendant les entretiens qu’ils sont motivés à vivre en France», regrette une avocate qui défend nombre de ces ressortissants et a souhaité rester anonyme.
Depuis la prise de Kaboul par les talibans le 15 août 2021, les avocats ont souvent invoqué «l’occidentalisation» de certains Afghans, qui leur ferait courir un risque en cas de retour au pays. Des études menées par l’anthropologue allemande Friederike Stahlmann soulignent en effet que «les Afghans rapatriés d’Occident sont également identifiés par des inconnus comme “occidentalisés”, et sont menacés ou attaqués, car ils sont considérés comme des traîtres ou des infidèles». «Ces rapports permettaient jusque-là, dans certains cas, d’obtenir la protection d’Afghans en France et donc de leur éviter une vie d’extrême précarité», explique l’avocate précédemment citée.
«Valeurs subjectives»
A la CNDA, le cas d’un homme a même fait jurisprudence en septembre 2021. Il craignait d’être menacé en cas de retour en raison «du profil “occidentalisé” qui peut lui être imputé», peut-on lire dans le compte rendu de décision. Les juges lui ont accordé le bénéfice de la protection subsidiaire. «C’est un moyen de faire entrer dans la convention de Genève des personnes qui ont un profil un peu spécifique», estime un magistrat, sous couvert d’anonymat. Le critère de «l’occidentalisation» reste néanmoins très subjectif et à l’appréciation des juges et des officiers de protection. «A partir d’août 2022, quand l’émotion du retour des talibans au pouvoir est retombée, on a eu moitié moins de cas de personnes protégées sur le fondement du critère de l’occidentalisation. On constate un fort aléa qui conduit à des résultats contraires selon la formation de jugement qui tranche à la CNDA», affirme Férielle Kati, avocate.
Cette évolution récente pourrait donc expliquer les questions posées à Y.M. sur son mode de vie. «Mais cette notion d’occidentalisation, il ne faudrait pas la retourner. Il ne faudrait pas s’en servir pour ne pas protéger ceux qui vont à la mosquée, par exemple», prévient le professeur de droit à l’université Paris-Saclay Thibaut Fleury Graff.
Du côté de la Cimade, qui accompagne Y.M., c’est ce que l’on craint désormais. Selon Daniel Martin, membre de l’antenne biterroise de l’association, le critère peut être désormais utilisé à charge pour questionner l’intégration à travers des «valeurs subjectives». «C’est ce qui commence a commencé à poindre, de la même manière que l’Ofpra fait systématiquement des vérifications sécuritaires auprès du ministère de l’Intérieur à chaque demande d’asile, ce qui n’était pas le cas auparavant», regrette le responsable de la thématique asile à la Cimade, Gérard Sadik. Ce que l’on réfute du côté de l’Ofpra. «Nous n’avons pas pour rôle de rechercher si les personnes sont intégrées, ce n’est pas notre mission, précise le directeur général de l’établissement public, Julien Boucher. Mais il s’agit de rechercher si l’exercice d’un certain nombre de droits et libertés, impossible sous le régime taliban, revêt dans la vie du demandeur d’asile une importance telle qu’il ne pourrait y renoncer, ou si son parcours l’expose objectivement à des persécutions en cas de retour. Nous n’avons pas de questionnaire prédéfini, l’entretien suppose une forme de dialogue.» Une façon d’assurer que les questions sur TikTok et la pratique religieuse ne sont pas systématiques, mais qu’elles peuvent être posées dans certains cas.
Un terme «réducteur et attrape-tout», selon le patron de l’Ofpra
La jeune Khatira est pourtant un exemple de cette dérive. En 2021, l’adolescente – alors âgée de 14 ans – fuit avec ses parents un mariage forcé qui l’attend en Afghanistan pour s’installer en France. La demande d’asile de la jeune fille est rejetée. La raison est écrite noir sur blanc : la famille n’est pas assez «occidentalisée», selon la CNDA. Dans sa décision, la cour demande même à la famille d’«apporter les éléments de son occidentalisation». «Ce critère n’est pas du tout objectif, clair, défini», regrette Férielle Kati, qui est aussi l’avocate de la famille. «C’était ahurissant», se souvient Mounir Satouri, eurodéputé EE-LV qui avait invité l’adolescente au Parlement à Strasbourg pour médiatiser son cas. «Quand je l’ai rencontrée, nous avons déjeuné au restaurant : elle mangeait avec sa fourchette et son couteau, elle s’est assise sur une chaise, elle n’a pas demandé à s’asseoir par terre, elle est comme n’importe quel enfant de son âge», ironise-t-il, estimant que «l’argument est tellement caricatural qu’il n’y a pas d’autre manière d’y répondre». «C’est tendancieux de conditionner une protection à une occidentalisation. Il y a un arrière-fond d’islamophobie. Si l’on suit ce raisonnement, quelqu’un qui irait à la mosquée, porterait le voile ou ne consulterait pas les réseaux sociaux ne serait pas occidentalisé», fulmine Daniel Martin.
Ces cas embarrassent désormais les magistrats, avocats, associations, ainsi que les demandeurs d’asile eux-mêmes, car ils demandent de définir ce qu’est une personne occidentalisée, selon des critères soumis à interprétation. «Je prends mes distances avec ce terme que je place entre guillemets parce qu’il est réducteur et attrape-tout», estime le patron de l’Ofpra – qui a pris soin de ne jamais l’utiliser lors de notre entretien. «Ce sont des dossiers assez difficiles à traiter», reconnaît un juge à la CNDA sous couvert d’anonymat. «Pour être considéré comme “occidentalisé”, il faut cocher beaucoup de cases. On va attendre de la personne qu’elle parle français, qu’elle déclare qu’elle écoute de la musique occidentale, qu’elle rejette les traditions afghanes. Il y a un élément objectif qui entre en ligne de compte, c’est la durée de vie sur le territoire français. Mais ça peut mettre mal à l’aise, en effet, car ce n’est pas parce que vous allez à la mosquée que vous n’êtes pas occidentalisé. Et ce n’est pas parce que vous allez à l’église que vous l’êtes…» poursuit-il.
Selon l’avocate interrogée, cette notion sert désormais autant qu’elle dessert. Et elle «ouvre à des thèses du type assimilation qu’on avait plutôt l’habitude de voir en préfecture». Depuis, Khatira et ses parents ont obtenu le statut de réfugiés lors du réexamen de leur demande. Y.M. a, lui, déposé un recours auprès de la CNDA où il sera peut-être à nouveau questionné… sur son «occidentalisation».
(1) La protection subsidiaire bénéficie à une personne qui ne remplit pas les conditions d’obtention du statut de réfugié, mais qui prouve qu’elle est exposée dans son pays d’origine à la peine de mort, à une exécution ou à une menace en raison d’un conflit armé.