L’AGENCE DE VOYAGEURS

L’Agence de voyageurs ou quand la migration rime -avant tout- avec voyage… (Par Martine Devries, Dominique Ruelle-Bourgeois, Nan Suel)

Publié le 1 août 2014

A  Calais, il  y a d’abord eu l’habillage d’une caravane, prêtée par Emmaüs Dunkerque, accueillie dans la cour du Channel où elle a retrouvé une jeunesse et un style qu’elle n’avait sans doute jamais espérés. Il y a eu aussi la réalisation d’une table de ping-pong,  représentant un planisphère : vous devinez ce que symbolise la balle. Pour dire vrai, c’est une oeuvre d’art ! Puis le décollage, un peu laborieux pour cause de pluie diluvienne le lundi, remis donc au mardi, direction le « camp des syriens » en face du lieu de distribution.

Il y a eu beaucoup d’émotion, de rires, de curiosité de part et d’autre et c’était formidable de voir toutes les personnes, de passage ou pas, s’emparer de « cet outil », se sentir pendant un moment comme chez eux dans, autour de cette caravane. Ils ont saisi avec enthousiasme la possibilité de s’exprimer, et je n’oublierai pas ces précieux moments. En attendant de pouvoir « raconter », ils ont joué au ping-pong, brio et fous rires au rendez-vous, discuté en rechargeant leur portable, profité  à de nombreuses reprises de thé et café préparés dans la caravane, et distribués par la fenêtre: c’était très, très convivial, cet échange, en attendant que l’eau chauffe !

Photo Rahaf Demashki
Crédit : Rahaf Demashki

Mercredi matin, la caravane se déplace à Saint-Martin-au-Laert près de Saint Omer, tractée par François, notre chauffeur et guide touristique. Découverte pour Afrouz, Rahaf et Pejman des chapelles et des canaux de Salperwick. Projets de balade en barque, une autre fois. Dès l’arrivée dans la cours d’Emmaüs, un membre de la communauté, d’origine camerounaise, montre son parcours sur la carte de la  table de ping-pong à peine ouverte.Puis viennent des jeunes, mineurs étrangers isolés, accompagnés par Achille de la structure France Terre d’Asile. Ils jouent au ping-pong, l’un d’eux prend des photos, car eux aussi font un journal.  Il est très fier d’avoir autour du cou l’appareil de Pejman.Puis viennent des migrants de passage à Tatinghem.Et là, tous  « racontent », partagent, même s’ils ne parlent pas la même langue. Un jeune libanais s’improvise coiffeur avec des ciseaux de fortune (il a décidé de suivre une formation pour devenir un vrai coiffeur). Un migrant afghan donne une paire de baskets à un jeune albanais alors que les siennes sont trouées. Ils mangent et découvrent pour certains le ferni, dessert afghan préparé par Brigitte.

Photo 2 Rahaf Demashki
Crédit : Rahaf Demashki

Dans l’après-midi, Éric, milivole de Terre d’Errance, embarque la caravane et les artistes-chercheurs, direction : Norrent-Fontes ! Autour d’un goûter métissé fait de jus de fruits, de café au girofle, de clémentines, de dattes et de madeleines, les crayons et le ping-pong offraient une alternative au foot et au volley sous un soleil de printemps. A Norrent-Fontes comme trop souvent ailleurs, même si quelques bénétants prennent le temps de discuter avec les exilés, nous nous noyons dans l’urgence quotidienne…Nous ne voyons pas, ou nous n’avons pas la possibilité matérielle de nous occuper d’autre chose que de répondre à des besoins pratiques, et parfois vitaux ! Ce jour-là nous avons eu la possibilité de parler et d’être écoutés. Les exilés s’en sont saisi. Ils et elles, ont dessiné, ont écrit, ont raconté, se sont raconté-e-s jusqu’après la tombée de la nuit, à la lumière des téléphones portables. Le lendemain matin, la caravane s’est posée, toute colorée au milieu du marché d’Isbergues, à 7 kilomètres du camp, gare où descendent les migrants de passage qui se rendent à Norrent-Fontes. Interrogation des marchands habituels, des passants :

« – Que vendent-ils donc ?

-Rien. Mais vos histoires nous intéressent. Vos histoires de voyages, réalisés ou rêvés. Racontez-nous, s’il vous plaît, montrez-nous sur la carte…et savez-vous qu’à quelques kilomètres, il y a d’autres voyageurs, partis de loin et depuis longtemps, dont certains ne savent pas où s’arrêtera leur route ? ».

Photo 3 Rahaf Demashki
Crédit : Rahaf Demashki

Que de rencontres, là encore ! Un adhérent à Terre d’Errance, voyageur immobile et silencieux, en profite pour régler sa cotisation, un monsieur raconte son voyage à Auschwitz « pour la mémoire », une dame crie à la honte parce que les pouvoirs publics laissent vivre des personnes dans des bidonvilles sans rien faire pour les loger plus dignement, une autre explique chaque étape des quinze jours passés en Égypte, un adolescent aimerait aller voir les cerisiers en fleurs, au Japon. D’ici ou d’ailleurs, nous sommes là, et nous avons dessiné et raconté nos vies sur les mêmes cartes.

Les récits recueillis, traduits et transcrits seront la matière du N°3 du Journal des Jungles.