Témoignage : « A CALAIS, TU N’ES PAS INNOCENT SI TU ES NOIR, SI TU ES ÉTRANGER »
Entretien recueilli par Nan Suel, extrait du Journal des Jungles numéro 1
« J’ai 30 ans, je viens du Soudan. J’ai fait des études dans le département « lettres et langues étrangères » de l’université de Khartoum. J’étais très actif dans une association qui organisait des évènements pour récolter de l’argent afin d’aider les étudiants les plus pauvres originaires du Darfour. La sécurité nationale nous a soupçonnés d’être en lien avec des groupes d’opposition politique. On a été arrêté et on a dû cesser certaines activités de l’association.
J’ai terminé mes études en 2008 et je suis retourné au Darfour. Là-bas, en attendant de trouver du travail, j’ai été professeur d’anglais bénévole. Avec des amis, nous avons créé une association d’éducation populaire pour faire prendre conscience aux gens des dégâts causés par le mariage forcé des jeunes filles, par les mutilations sexuelles et par la polygamie. On collaborait avec de grosses associations qui préparaient un projet de loi contre tout ça. Les éléments de la sécurité nationale nous ont soupçonnés d’être en lien avec les rebelles.
En 2010, j’ai été arrêté. Pour sortir de prison, j’ai dû signer un papier indiquant que je m’engageais à arrêter mes activités. Je suis devenu professeur d’anglais et de français. Je menais une vie normale. Je me suis marié. Je faisais des traductions pour les ONG étrangères ou encore, je traduisais les CV et lettres de motivations des soudanais qui voulaient travailler pour ces ONG.
-Pourquoi as-tu quitté ton pays ?
Les jeunes parlent de politique, c’est comme ça. On était devant une situation injuste et on voulait changer les choses. De plus, on était jugé trop proche des ONG étrangères.
Je ne pouvais plus retrouver de travail. La sécurité intérieure me surveillait trop. J’ai téléphoné à un ami qui vit en Angleterre. Il m’a dit que si je le rejoignais, il pourrait m’aider.
– Comment es-tu venu ?
J’ai eu beaucoup de chance. Il ne m’a fallu que 24h de route pour rejoindre la Lybie. J’ai traversé la mer en bateau pendant 3 ou 4 jours jusqu’en Italie. Là aussi j’ai eu beaucoup de chance : personne n’est mort. Mais avant de monter dans le bateau et aussi dedans, j’ai entendu des histoires horribles et j’avais très peur. C’est une épreuve très difficile.
J’ai bien conscience d’avoir voyagé très vite. C’est dû à la chance, mais aussi à l’argent. Plus tu paies, plus tu passes vite.
J’ai eu encore beaucoup de chance en Italie car mes empreintes n’ont pas été prises. Des amis sur place m’ont expliqué qu’il fallait absolument éviter la police pour que les empreintes ne soient pas prises. Sinon, tu es obligé de vivre en Italie, et la vie est trop difficile là-bas. Je suis resté cinq jours à Rome avant d’aller à Paris.
A Paris, j’ai des amis qui m’ont accueilli. J’y suis resté trois jours et j’ai visité la ville. J’ai beaucoup aimé, je n’ai pas eu trop de surprises car j’avais étudié Paris et la France en cours de civilisations étrangères. La communauté soudanaise est importante à Paris.
Mais je ne veux pas rester en France. Ici, la demande d’asile est trop longue, j’ai rencontré des demandeurs d’asile qui sont à la rue. En Angleterre, la demande est plus rapide. Et puis, je suis plus à l’aise en anglais qu’en français.
– Quels sont tes projets ?
Si je suis parti, c’est pour aider mon peuple. Je voudrais faire un master en droits humains. Je voudrais travailler pour les Nations Unies ou pour une ONG. J’ai l’expérience de l’injustice dans mon pays et actuellement, je vis dans mon corps l’expérience de réfugié…ça aide à avoir de tels projets !
– Que penses-tu de la façon dont tu es traité ici et maintenant ?
Le niveau des droits est très bas et je ne m’y attendais pas. Je croyais que mes droits seraient respectés. Avant d’arriver dans ce camp, j’ai passé quelques jours à Calais, dans le squat des No Border. J’ai vécu la police à Calais et j’en suis choqué et révolté.
Normalement, quand une bagarre éclate, la police sépare les camps. Pas à Calais. D’abord ils n’interviennent pas, ils laissent monter la tension et après, ils arrêtent tout le monde alors qu’il y a des innocents dans le lot !
Mais à Calais, tu n’es pas innocent si tu es noir, si tu es étranger.
Si on avait été dans un autre pays, du nord ou de l’est de l’Europe, j’aurais sans doute trouvé des excuses à ces actes. Mais nous sommes en France ! La France et la Grande-Bretagne forcent les pays Africains à respecter les droits de l’homme et eux-mêmes ne le font pas ! Si tu donnes des leçons aux autres tu dois être le premier à les appliquer.
Les réfugiés sont illégaux, d’accord mais ils y sont obligés et ils ne sont pas criminels ! Ils n’ont fait de mal à personne, ils sont des victimes. Il faut voir l’état des squats à Calais : si je prenais une photo pour l’envoyer à mes amis, ils ne croiraient jamais que c’est la France…
Il faut être solide et droit pour résister à ça. Certains tombent dans la drogue ou l’alcool et ça se comprend : comment aider nos familles qui dépendent de nous quand on est dans la rue ? »