L'année 2020

Sommaire

L’année 2020 a été marquée par une aggravation des conditions de survie des personnes exilées dans les différentes « jungles », y compris en ce qui concerne la réponse aux besoins les plus fondamentaux que sont, par exemple, un accès (suffisant) à l’eau ou encore à un hébergement inconditionnel. Cet hiver 2019-2020, il n’y a pas même eu d’hébergement d’urgence proposé aux personnes exilées par les autorités étatiques. Un dispositif d’urgence de 2 ou 3 nuits a bien été mis en place par les préfectures à Calais et Grande-Synthe face à l’arrivée de la tempête « Ciara » en février 2020, mais c’était pour mieux remettre les personnes à la rue dès le 11 février, comme l’ont dénoncé les associations de Grande - Synthe dans un communiqué sur ce dur "retour à la réalité".

Plusieurs facteurs sont à considérer dans cette aggravation de la situation, et notamment :

  • L’impact de la crise pandémique, et des choix faits par les autorités pour la « gérer »
  • La poursuite des politiques d’expulsion des lieux de (sur)vie, y compris pendant cette crise
  • La surenchère politique du côté français, comme du côté anglais, autour de renégociations d’accords bilatéraux et, plus largement dans la perspective du Brexit
  • Une frontière de plus en plus cadenassée, qui continue à tuer

Les associations ont dû, face à cela, réinventer leurs actions pour faire face à l’aggravation des conditions de survie dans un contexte de crise sanitaire. Elles jouent toujours plus un rôle palliatif face aux besoins humanitaires. Mais elles ont, pour autant, maintenu des interpellations collectives auprès des autorités, et ont créé des outils de collecte des données inédits pour documenter la situation et avoir un rapport de force étayé face aux autorités.

I. Une situation qui s’aggrave encore pour les personnes exilées


Une gestion de la crise sanitaire inégale et chaotique à la frontière

Dès le début du confinement, une recrudescence massive des violences policières à l’égard des personnes exilées a été constatée à Calais, Grande-Synthe et Ouistreham. Le 13 avril, des habitant.e.s de campements à Calais adressaient ainsi une lettre ouverte au préfet pour dénoncer les violences policières et propos racistes subis.D’autres violences, telles que des discriminations à l’accès aux bus dans les villes de Calais et de Dunkerque ont été rapportées, ainsi que des discriminations aux entrées des supermarchés.

L’aggravation des conditions de survie et l’augmentation nette des violences policières sont également liées à une politique soutenue d’expulsions des lieux de (sur)vie, celle-ci ayant été maintenue pendant tout le confinement, et ayant même connu un net durcissement à partir de juillet 2020.

Les associations, par ailleurs très inquiètes de l’absence de mesures adaptées pour protéger les personnes exilées bloquées à la frontière, ont multiplié les interpellations, et ce dès le début du mois de mars. Parmi celles-ci, ce courrier conjoint envoyé par des associations de Calais et de Grande-Synthe le 16 mars 2020 aux deux préfectures, demande, a minima, « l’ouverture de plusieurs lieux d’hébergement inconditionnels, la mise en place de site de distribution alimentaire en nombre suffisant pour limiter les regroupements d’un trop grand nombre de personnes, l’ouverture de dispositifs spécifiques requis dans le cas de la protection des mineurs isolés, ou encore le déploiement de nombreux points d’accès à l’eau et au savon. »

Des possibilités de départ vers différents centres réquisitionnés (avec des conditions d’accueil visiblement très variables) ont finalement été offertes aux personnes exilées bloquées à Calais et Grande-Synthe. Le confinement ayant été décidé dès le 17 mars, il aura cependant fallu attendre le 3 avril pour Calais, et le 6 avril pour Grande-Synthe pour que les premiers départs se fassent. Par ailleurs, cette mise à l’abri des personnes, qui n’a pas toujours été volontaire à Grande-Synthe notamment, n’a pu être que très partielle, la majorité des personnes restant au final « confinées dans la rue », avec un accès aux différents services de base encore plus compliqué et limité qu’auparavant.

A Ouistreham, la situation a été quelque peu différente puisqu’un lieu d’hébergement a été réquisitionné, et placé sous la gestion de la Croix Rouge par la Préfecture dès le 20 mars, pour accueillir la soixantaine de personnes exilées (sur)vivant dans un campement au centre de la ville. Le maire s’étant empressé par la suite de faire « nettoyer » le campement ainsi vidé, et empierrer le site.

A Cherbourg, les services de l’Etat sont totalement absents concernant la mise à l’abri des personnes exilées. Une vingtaine de personnes ont pu accéder l’après-midi à un accueil de jour, ouvert par le CCAS et géré par l’association Itinérance Cherbourg, où on leur demandait de respecter les consignes sanitaires (lavage des mains, distanciation sociale, prise de température). Mais elles devaient ensuite repartir vers leur campement, pour y dormir à deux ou trois par tente, dans des conditions de promiscuité extrêmes…

Dans le Béthunois, même silence et inaction des autorités : les personnes exilées « en transit », soit restent dans les bois, soit sont hébergées par des bénévoles ou militant.e.s.

A Steenvoorde enfin, l’accueil de jour, géré par l’association Terre d’Errance Steenvoorde, est resté ouvert la nuit. Les personnes exilées y ont ainsi été confinées 24h/24h, à la demande des autorités.

Au final, les autorités ont répondu à la crise sanitaire à la frontière de manière inégale, et généralement chaotique, sans chercher par ailleurs à prendre appui sur les acteurs et actrices de terrain. Médecins du Monde et la Croix Rouge ont pu participer à la coordination de la réponse sanitaire à Calais, en organisant des maraudes conjointes d’information et d’orientation des personnes exilées, mais ça n’a pas été le cas à Grande-Synthe par exemple. Et plus généralement, les autorités ont plutôt choisi de tenir les associations de terrain à distance des discussions et décisions sur les mesures adaptées à mettre en place. Lorsqu’elles n’optaient pas, comme à Calais, pour des entraves plus directes à l’action des bénévoles et militant.e.s qui, en effectif réduit, poursuivaient leur action auprès des personnes exilées restées à la rue. Des bénévoles d’Utopia56 et de l’Auberge des migrants, en possession d’attestations dérogatoires, ont ainsi été verbalisé.e.s à plusieurs reprises pour non-respect des mesures de confinement...

Tenues à distance donc, mais constatant néanmoins de grands écarts entre les annonces publiques des autorités préfectorales et la réalité de la situation pour les personnes exilées, des associations à Calais et Grande-Synthe se sont mises à « vérifier » l’effectivité des annonces préfectorales sur le terrain, en réalisant un travail de collecte d’informations sur l’ensemble des manquements dans l’accès à des services minimums, et diverses violations des droits des personnes.

Des violences d’État assumées : une politique d’expulsion qui bat son plein

De janvier à juin, les expulsions des différents lieux de (sur)vie se sont déroulées de manière répétée, parfois quotidiennes, et s’accompagnent de destruction de biens et d’arrestations arbitraires à Calais, Ouistreham et Grande-Synthe. Ces expulsions se sont maintenues malgré un contexte sanitaire épidémique, précarisant toujours plus les personnes exilées. Pour les territoires du Calaisis et du Dunkerquois, c’est le Human Rights Observers project (HRO) qui documente ces expulsions à travers un travail considérable d'observation et de compilation des données. Ce travail assoit la crédibilité des interpellations menées par les associations, notamment dans une perspective de remise en cause de ces expulsions aux bases légales souvent questionnables.

Sur deux autres lieux de (sur)vie, à Steenvoorde et Saint-Hilaire Cottes, les expulsions de terrain se traduisent par des destructions d’affaires personnelles, et sont rendues invisibles par l’absence de bases légales connues, privant les personnes premières concernées de possibilités de recours.

Sur les questions d’expulsion de terrain elles-mêmes, et malgré l’expertise dont dispose aujourd’hui le réseau PSM, les défis restent donc importants. Les pratiques des autorités et les procédures juridiques utilisées privent trop souvent les personnes concernées et leurs soutiens de la possibilité d’agir. Nous constatons que les délais pour agir contre une expulsion, voire même d’en informer les personnes concernées habitantes de terrain sont réduits à néant, privant les personnes de recours, ou même de la possibilité de choisir de ne pas vivre l’expulsion. De surcroît, la violence des expulsions laisse non seulement les personnes dans une précarité matérielle, mais a pu également mener à un « traumatisme collectif », notamment au cours de l’été à Calais, ayant des conséquences importantes sur la santé mentale des personnes et des groupes.

Les outils employés par l’administration restent :

  • l’ordonnance sur requête aux fins d’expulsion : l’ordonnance est demandée par le ou la propriétaire du terrain. Elle se fonde sur le fait que l’huissier.e en charge de la notification de l’assignation devant le tribunal n’a pas été en capacité d’identifier les personnes à expulser. Or, l’on sait que, souvent, les huissier.e.s ne font que très peu en sorte de pouvoir communiquer avec des personnes ne parlant pas français et ne connaissant pas les procédures de l’administration française. Pourtant, la procédure sur requête est une arme redoutable, car elle ne permet pas de présenter au juge les éléments qui pourraient lui permettre de juger de l’opportunité d’une expulsion et, une fois qu’elle est prise, elle permet d’exécuter l’expulsion avec utilisation de la force publique plusieurs fois pour le même lieu. Dorénavant ces ordonnances sont affichées le jour même, ou la veille au soir, aucune diligence n’étant mise en place pour informer ou laisser le temps de s’informer les personnes concernées.
  • Les arrêtés municipaux ou préfectoraux qui interdisent des lieux de (sur)vie, de bivouac, qui continuent de s’appliquer.
  • La flagrance : cette base légale, détournée de ses fins juridiques premières, intervient surtout à Calais, et permet un harcèlement des personnes exilées par des expulsions quotidiennes des lieux de (sur)vie. C’est une forme d’expulsion qui consiste à chasser les personnes tous les matins d’un lieu où elles dorment sans leur proposer de « mise à l’abri », en déplaçant de manière forcée les personnes et les tentes le temps de l’opération. Les affaires des personnes sont souvent confisquées ou détruites pendant ces opérations. Des expulsions sur la base de la flagrance ont été plus loin les 29 septembre et 2 octobre, en expulsant des lieux de (sur)vie de centaines de personnes dans la même opération policière. Sans précédent à la frontière, ces opérations, sans base légale officielle -- comme s’en indignent les associations dansun communiqué intitulé « A Calais, plus c’est gros, plus ça passe »--, font l’objet d’un recours contentieux par les associations calaisiennes.
  • Une pratique d’élagage d’arbres ou de haies : à Calais, les grilles ont continué à remplacer les arbres et en septembre, un bois a été entièrement déraciné, et rapidement terrassé après l’expulsion d’un lieu de vie de 800 personnes ; à Grande-Synthe, les arbres du Puythouck, pourtant zone naturelle protégée, continuent d’être taillés drastiquement autour des lieux de (sur)vie déjà précaires.

A noter également que lorsque ces expulsions conduisent à des « mises à l’abri » en Centres d’Accueil et d’Examen de la Situation Administrative (CAES), les associations ont non seulement à s’inquiéter de la qualité de l’information donnée et du caractère volontaire des départs en bus, mais aussi des conditions d’accueil et d’accompagnement au sein de ces CAES (insalubrité, prise en charge inadaptée des enfants ou des mineur.e.s isolé.e.s, non-accès au droit ou à un.e interprète, mauvais traitements divers, etc.).

Les associations s’organisent pour engager des contentieux devant les juridictions administratives et judiciaires, grâce à une mobilisation importante autour de collectes d’informations menées par les bénévoles et militant.e.s sur le terrain, guidées par les acteurs juridiques. Des questions pourtant se posent autour de cet usage du contentieux, que ce soit autour des enjeux d’identification de personnes requérantes parmi les personnes exilées (intérêt pour ces personnes de s’engager, difficultés d’accès à l’information et complexité du système judiciaire, prise de risques) ou de l’énergie déployée par les bénévoles et militant.e.s pour préparer et nourrir ces contentieux pendant plusieurs mois, pour finalement aboutir à des résultats souvent minimes…

Une surenchère politique, pour une frontière de plus en plus cadenassée

Les annonces et mesures gouvernementales du côté du Royaume Uni et du côté français promettent un durcissement de la politique d’expulsion des lieux de (sur)vie, assimilée à une politique de démantèlement de réseaux de passeurs, et un renforcement des contrôles aux frontières, allant même, pour ce qui est du Royaume-Uni, jusqu’à proposer une politique de « pushbacks » c’est-à-dire de refoulement des personnes exilées débarquant sur les côtes anglaises. Ces refoulements ont d’ores et déjà commencé, comme l’a relaté Calais Migrant Solidarity dans un dossier en ligne le 31 août.

Côté français, ces discours ont été traduits en actes dès le mois de juillet – les 10 et 30 juillet - avec des expulsions à Calais des lieux de (sur)vie à la marge de la ville. Chassées de ces campements périphériques, des personnes se sont alors retrouvées en centre-ville. En réaction, la maire de Calais a négocié directement avec le nouveau ministre de l’Intérieur la prise d’un arrêté préfectoral antidistributions de repas par les associations indépendantes en centre-ville, dans une volonté continue de chasser et d’invisibiliser les personnes exilées présentes sur le territoire.

Cela a mis en lumière une fois de plus la politique de harcèlement sur Calais des personnes exilées et de leurs soutiens. Des réactions fortes d’associations nationales, comme la Ligue des Droits de l’Homme, mais aussi de différentes institutions, comme la Défenseure des droits, ont fait parler des conditions de vie à la frontière. A nouveau, une attention a été accordée à la situation avec de nombreuses visites : la Défenseure des droits elle-même, mais aussi divers.e.s député.e.s, et d’autres acteurs et actrices qui sont venu.e.s constater la situation sur place et soutenir les associations.

Parallèlement, les personnes exilées se retrouvent bloquées face à une frontière de plus en plus cadenassée, les obligeant à prendre toujours plus de risques pour la franchir. Face à la sécurisation toujours plus forte de la frontière, l’année 2020 a ainsi vu une augmentation des traversées par voie maritime, et une attention particulière des autorités et des médias à ce phénomène.

Le Brexit a été acté le 31 janvier 2020, prévoyant une période transitoire jusqu’au 3 1 décembre, pendant laquelle les différents traités européens continuent de s’appliquer. Malgré un plaidoyer du côté des associations anglaises, comme Safe Passage, pour promouvoir une politique migratoire prévoyant des voies sûres et légales de passage - notamment au niveau des possibilités offertes aux mineur.e.s isolé.e.s étranger.e.s de réunification familiale, pour prendre la suite de l’amendement Dubs abrogé, et du règlement Dublin III –, les annonces du côté anglais sont de mauvaise augure, cet article de Médiapart d’octobre recensant« Les projets délirants du Royaume Uni pour tenir à distance les migrants ».

Des conséquences dévastatrices sur la santé physique et mentale des personnes exilées

La pluralité des violences subies au quotidien par les personnes exilées (expulsions à répétition, violences policières, absence d’accès aux droits, précarité extrême, etc.) a d’importantes conséquences sur leur santé mentale.

L’impossibilité de se sentir en sécurité dans ces lieux de survie, la crainte permanente de se faire expulser ou de subir des violences policières, à toute heure du jour ou de la nuit, empêchent toute possibilité de repos, physique comme psychique, et ne peut mener qu’à l’épuisement. Cela impacte d’autant plus fortement les personnes que cette insécurité permanente n’est pas « accidentelle », mais résulte d’une volonté politique de harcèlement et d’épuisement des personnes exilées. Personnes exilées qui, rappelons-le, ont, pour nombre d’entre elles, déjà été confrontées à des tortures et mauvais traitements dans leur pays d’origine et/ou sur la route migratoire. Le non accueil subi dans un pays dans lequel elles espéraient pouvoir se sentir en sécurité ravive les souvenirs de violences vécues dans les pays d’origine, sur la route migratoire, et créent de nouveaux traumatismes.

Les arrestations et placements en rétention génèrent également leur lot de souffrances, et font souvent suite à des expulsions des lieux de (sur)vie. Deux centres de rétention administrative (CRA) existent dans le Nord-Pas-de-Calais : Coquelles près de Calais, et Lesquin près de Lille. Le Centre de rétention qui enferme les personnes les personnes exilées du littoral normand est à Oissel, près de Rouen. Le CRA de Coquelles n’ayant pas de places femmes, les femmes exilées survivant sur des lieux de (sur)vie dans le Calaisis sont placées en rétention à Oissel. Les bénévoles du réseau PSM essayent de s'organiser pour soutenir les personnes en rétention, notamment en assistant aux audiences du Juge des libertés et de la détention à Coquelles ou à Lille, en rédigeant des communiqués de soutien aux personnes risquant d'être renvoyées et en visitant les personnes au sein des CRA.

Alors que de nombreuses personnes sont exposées à des évènements traumatiques, c’est encore une réponse répressive qui prévaut. Ainsi, les survivant.e.s du naufrage du 27 octobre se retrouvent en garde à vue, alors même qu’ils ont vu mourir leurs camarades de route, ainsi que des enfants, quelques heures avant. Les Cellules d’Urgences Médico-Psychologiques (CUMP) auraient pourtant la légitimité d’intervenir au vu du drame et des conséquences psychologiques potentielles pour les personnes rescapées, mais également auprès des membres des communautés, des bénévoles et soutiens. Les traumatismes non reconnus, niés par l’environnement, ont d’autant plus d’impact sur la santé ment ale des personnes, et peuvent avoir des conséquences importantes à long terme.

Face à ces souffrances crées par la situation de précarité et de violences dans lesquelles les personnes sont contraintes de survivre, l’accès aux soins de santé mentale reste inadapté aux besoins des personnes (délais de premier rendez-vous en Centre Médico-Psychologique très élevé, manque d’Equipes Mobiles Psychiatrie Précarité, faibles plages horaires de consultations psychologiques à la Permanence d’Accès aux Soins de Santé lorsqu’elles existent, absence ou difficultés d’accès à l’interprétariat professionnel, etc.). Si les conséquences sur la santé mentale des personnes exilées de ces politiques migratoires se constatent quotidiennement sur le terrain depuis déjà de nombreuses années, elles demeurent sous-estimées et ne sont toujours pas prises en considération par l’État.

L’épuisement des personnes exilées agit par ricochet sur les bénévoles et soutiens des associations à la frontière qui observent, documentent les violences subies et viennent en soutien des victimes. Là encore, les possibilités de soutien sont restreintes, peu d’associations ayant les possibilités financières d’offrir des temps de supervision ou d’analyse des pratiques aux bénévoles et salarié.e.s. Ces mêmes personnes bénévoles / militantes subissent un harcèlement elles-mêmes, comme l’a documenté Amnesty le 19 décembre 2019 dans un article intitulé « Nord de la France – Les pratiques abusives et l’impunité de la police continuent ». La criminalisation des aidant.e.s s’est ainsi poursuivie en 2020, notamment lors du confinement (multiples verbalisations), lors d’opérations d’expulsions (une garde à vue de 4 bénévoles d’Utopia 56 à Grande-Synthe), ou comme conséquences de ces arrêtés préfectoraux interdisant les distributions de repas à Calais.

Une liste de personnes exilées mortes à la frontière qui ne cesse de s’allonger

Depuis le début de l’année 2020, non seulement les personnes qui décèdent à la frontière sont malheureusement trop nombreuses, mais le mois d’octobre voit s’allonger une liste déjà insupportable avec un naufrage faisant plusieurs victimes le 27 octobre. La liste qui suit ne chiffre pas, mais parle des personnes qui ont perdu la vie du fait des politiques nationales et européennes de fermeture des frontières.

A Calais et dans cette région frontalière, les politiques nationales et européennes continuent de tuer.

Le 9 janvier 2020,un homme de nationalité soudanaise et âgé de 56 ans a été retrouvé mort au niveau de l’ancienne « Jungle de Calais » dans la zone industrielle des Dunes.

Le 9 mars 2020, Baqer Muslem Abdulaneer Al-Haddad, un mineur de 15 ans originaire d’Irak, meurt après avoir été percuté par un train à Metz. Il (sur)vivait depuis plus d’un an dans les campements de Grande-Synthe et avait tenté plusieurs fois de franchir la frontière.

Le 18 avril 2020, une personne afghane arrêtée par la police et incarcérée à la prison de Longuenesse s’est suicidée peu de temps après.

Le 26 mai 2020, un corps a été retrouvé dans le port de Calais. A son poignet se trouvait une gourmette avec l’inscription « S.Camara ».

Originaire du Kordofan occidental, province au sud du Soudan, Abdulfatah Hamdallah a fui son pays en 2014. Il est resté deux années bloqué en Lybie avant de pouvoir rejoindre l’Europe. En 2018, il demande l’asile en France avant de voir sa requête rejetée. Dépité, sans-papier et sans perspective pour continuer sa vie en France, il décide de tenter sa chance au Royaume-Uni. Dans la nuit du 17 au 18 août 2020, il essaie de franchir le Channel à bord d’une petite embarcation. Son corps inanimé est retrouvé sur une plage de Sangatte quelques heures plus tard.

Le 18 octobre 2020, deux mois jours pour jour après le décès d’Abdulfatah Hamdallah, un homme portant un gilet de sauvetage est retrouvé mort sur la plage de Sangatte.

Le 24 octobre 2020, un homme qui vivait dans le camp de Grande-Synthe est mort d’insuffisance cardiaque.

Le 27 octobre 2020, au moins sept personnes kurdes (une femme, trois hommes et trois enfants âgés de 15 mois, 6 et 8 ans) sont mortes en tentant de traverser la mer du Nord pour rejoindre la GrandeBretagne. Leur embarcation, dans laquelle s’était regroupées 18 personnes, a chaviré et l’intervention des secours n’a pas permis de les sauver.

Ce décompte macabre ne vient que confirmer les conséquences mortifères des politiques menées par les autorités françaises et britanniques dans cette zone transfrontalière depuis plus de 25 ans. Les gouvernements se succèdent et les ministres de l’intérieur passent, de Sarkozy à Darmanin, en passant par Besson, Valls ou Cazeneuve (du côté français), mais la liste des mort·es n’en finit pas de s’allonger. Confronté·es à cette réalité tragique, les militant·es et bénévoles tentent de s’organiser. Ainsi, depuis plusieurs années maintenant, à Calais, un rassemblement en mémoire des victimes et pour dénoncer ces politiques meurtrières se tient chaque lendemain de l’annonce d’un (ou de plusieurs) décès. Par ailleurs, après le décès d’Abdulfatah Hamdallah, 16 associations ont signé un communiqué de presse intitulé « À Calais, Abdulfatah Hamdallah, victime des politiques migratoires européennes ».

II. En réponse, des interpellations et alertes des associations à de multiples niveaux


La pétition inter-associative« Messieurs les préfets du Nord et du Pas-de-Calais, ne laissez pas les sansabris dehors », lancée dès novembre 2019 pour réclamer des hébergements pour l’hiver, était toujours d’actualité en janvier 2020. Recueillant au total 7 790 signatures, elle n’a eu aucun effet, même en 2020.

2020 était également une année d’élections municipales. Les associations ont été proactives vis-à-vis des candidat.e.s aux différentes mairies, notamment à Grande-Synthe ou dans le Béthunois, où elles ont envoyé un courrier à chaque candidat.e aux municipales. L’atelier sensibilisation qui s’est tenu à Dunkerque le 18 février 2020 a d’ailleurs permis aux participant.e.s d’échanger sur les actions de sensibilisation et d’interpellation menées, et de se familiariser avec différentes campagnes et outils appelant les candidat.e.s à s’engager à construire une « ville accueillante ».

Les associations ont également manifesté à travers des actions collectives, que ce soit à Dunkerque, le 4 mars, pour un droit un logement, ou contre les violences policières le 9 juin, mais aussi du côté de Calais le 8 août pour un accès à l’eau, et pour le respect des droits fondamentaux et la dignité des personnes exilées le 26 septembre.

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Manifestation du 26.09.2020 à Calais, « Calais se lève », Crédits : Sébastien Jarry, Voix du Nord

Le confinement : une période active pour les interpellations

  • La participation, à l’initiative deCommittee for Refugee Relief, à une saisine nationale des 7 rapporteur.e.s ONU, le 9 avril 2020, s’inquiétant de l’insuffisance des mesures de prévention du Covid 19 pour les personnes vivant à la rue, dans des squats ou des bidonvilles.
  • La participation à 2 référés liberté portés nationalement pour toutes les personnes sans-abri en période de crise sanitaire
  • De multiples courriers d’interpellation à destination des autorités, aussi bien préfectorales que ministérielles

A noter que ces différentes saisines et interpellations ont pu s’appuyer sur un nouvel outil mis en place par les associations pendant le confinement. Celui-ci a redimensionné la collecte et le partage d’informations entre les associations agissant sur différents territoires à la frontière.

Suite au communiqué de presse conjoint du 16 mars 2020 des préfets du Nord et du Pas-de-Calais, annonçant un ensemble de « mesures de protection pour les populations migrantes et de soutien aux opérateurs et associations » face au Covid-19, les associations sur le terrain ont en effet souhaité confronter ces différentes annonces à la réalité des dispositifs effectivement mis en place. Un groupe de « fact-checking » s’est ainsi constitué rapidement, animé par le collectif Human Rights Observers (HRO) et soutenu par la PSM. Différentes associations ont été identifiées comme « référentes thématique », en charge de centraliser les informations (autour de rubriques comme « accès à l’eau », « accès aux soins », « accès à l’hébergement », « protection des mineur.e.s non accompagné.e.s », « violences policières », « expulsions des lieux de vie ») et ont nourri, à partir du 6 avril 2020, un tableau de collecte des données, à la fois sur Calais et Grande-Synthe. Actualisé chaque semaine, ce tableau était partagé sur les différentes listes inter-associatives et permettait ainsi à chacun.e, y compris aux associations qui n’étaient plus sur le terrain donc, d’avoir une information claire de la situation des personnes exilées, des manquements et violations des droits constatés, et des différentes alertes qui en découlaient.

Les associations du réseau ont également pu compter sur leurs partenaires et allié.e.s pour informer et interpeller à leur tour sur la situation des personnes exilées à la frontière. Ainsi, parmi d’autres interpellations :

  • Ce courrier du 30 mars adressé par les membres de la CAFI et Emmaüs France aux autorités ministérielles et préfectorales, et demandant des mesures de protection urgentes à Calais et Grande-Synthe pour toutes les personnes exilées
  • Cette publication du CCFD-Terre Solidaire sur son site le 15 avril, alertant sur la poursuite des expulsions des lieux de (sur)vie et le non-accès à l’eau des personnes exilées en pleine crise sanitaire
  • Ou encore ce courrier en date du 30 juillet du Collectif des Associations Unies (dont sont notamment membres la Fondation Abbé Pierre et Romeurope), qui interpelle plusieurs ministres sur la question des expulsions et remises à la rue, en y intégrant la situation sanitaire catastrophique et les diverses violations des droits en lien avec les expulsions de lieux de (sur)vie à Calais et Grande-Synthe.

Des saisines à la Défenseure des droits

Sous la coordination de la Cabane juridique, l’inter-association de Calais a réalisé une saisine en août de la nouvelle Défenseure des droits. Claire Hédon, qui succède à Jacques Toubon, a réalisé avec son équipe, une visite à Calais les 22 et 23 septembre. Elle s’est ainsi rendue sur le terrain pour rencontrer des personnes exilées, ainsi que les associations. Le lendemain, elle a également rencontré les autorités, la mairie de Calais, et la préfecture du Pas-de-Calais. Un communiqué de presse a été publié à la suite de cette visite, s’alarmant des « conditions de vie dégradantes et inhumaines » que subissent les personnes exilées à Calais, à retrouver ici.

Un travail de long terme mené sur les dysfonctionnements dans la prise en charge des Mineur.e.s Isolé.e.s Etranger.e.s (MIE)

L’année 2020 a vu émerger un travail important sur la question des MIE, porté par une salariée employée par Help Refugees, le Refugee Youth Service et l’Auberge des migrants. La PSM est venue ponctuellement soutenir ce travail.

Avec le Brexit, la question de l’accueil des MIE et de la réunification familiale se pose tout particulièrement : l’amendement « Dubs » permettait en effet de réunir des mineur.e.s isolé.e.s avec leur famille au Royaume Uni, ce qui constituait une voie sûre et légale pour plusieurs des mineur.e.s bloqué.e.s à la frontière. Cet amendement abrogé, ne restent plus que les dispositions du règlement européen Dublin III, assez minimales, pour permettre cette réunification. Toujours appliqué pendant la période de transition, le règlement ne s’appliquera plus en 2021, laissant un flou juridique très dangereux pour les mineur.e.s qui pourraient se prévaloir du droit de réunification familiale.

Concrètement, ce sont deux groupes de travail inter-associatifs spécifiques aux MIE à Calais et à Grande-Synthe qui ont mené un plaidoyer auprès des autorités cette année.

Ce travail a permis à Calais de resserrer les liens avec l’opérateur France Terre d’Asile, ainsi qu’avec le département du Pas-de-Calais, et a pu mener à des demandes spécifiques sur une prise en charge adaptée des mineur.e.s directement auprès du prestataire et du département.

A Grande-Synthe, si des liens plus formels se dessinent avec le département du Nord, il reste encore beaucoup de travail à accomplir, tant les MIE ne sont pas du tout pris.e.s en charge par l’État. Le travail du groupe inter-associatif s’est donc tourné vers un partenariat avec Unicef, en tant que technicien de protection, et la mairie de Grande-Synthe, qui a un devoir de signalement des mineur.e.s isolé.e.s sur le territoire de la ville.

Au-delà de ce travail très concret, des membres de ces groupes ont également interpellé les autorités à différents échelons :

  • à travers des courriers inter-associatifs adressés aux départements et préfectures du Pas-deCalais et du Nord, qui ont été transmis au Défenseur des droits.
  • en partenariat avec la CAFI, une saisine au comité de la Convention Internationale des Droits de l’Enfant a été réalisée sur les enfants non pris en charge aux trois frontières internes de la France (franco-britannique, franco-espagnole, franco-italienne). Cette saisine sera examinée et retenue (ou non) courant novembre 2020. La CAFI et les associations signataires de la saisine ont également réalisé un rapport complétant la saisine, de manière à faire aboutir publiquement ce plaidoyer.
  • Un projet est en cours pour faire aboutir à des mesures concrètes l’arrêt de la Cour Européenne des Droits de l’Homme dit « Khan », obtenu en 2019, condamnant la France pour traitements inhumains et dégradant du fait des conditions de vie d’un enfant de 11 ans dans le bidonville de Calais en 2016, mais aussi du fait de sa non-prise en charge, pourtant ordonnée par le juge des enfants suite à signalement. Si le pôle de défense des droits des enfants du Défenseur des droits a produit des observations auprès de l’État français, faisant suite à cette décision de la Cour européenne, les associations à la frontière ont également produit des observations, cette fois-ci directement auprès du Conseil de l’Europe, qui a mis un point « Khan » à l’ordre du jour de sa prochaine réunion interétatique. L’ambition est de faire avancer dans l’ensemble de l’Europe la protection des enfants en transit, et a fortiori les mineur.e.s bloqué.e.s aux frontières

Au-delà de ce travail spécifique de plaidoyer à la frontière, animé par une salariée ad hoc, la question des MIE a pu être traitée de manière transversale dans chaque interpellation réalisée par le réseau. Typiquement, la transversalité sur les MIE a permis de souligner l’absence de diagnostic social en amont d’une expulsion, les mineur.e.s (sur)vivant sur les «Jungles » étant des personnes particulièrement vulnérables qui sont expulsé.e.s et mis.e.s à l’abri comme des adultes, en contradiction avec les droits qui leurs sont liés en tant qu’enfants.


Malgré l’espoir de certaines associations que la crise sanitaire puisse « forcer » un changement de politique, force est de constater que non seulement les lignes n’ont pas bougé en 2020 -- particulièrement sur l’arrêt des expulsions des lieux de (sur)vie ou l’accès à un hébergement digne et adapté pour toutes et tous --, mais que la situation s’est même aggravée brutalement pour les personnes exilées bloquées à la frontière.

Dans ce contexte pandémique avec de lourdes conséquences sur les personnes en situation de rue, les membres du réseau PSM ont donc multiplié à la fois les niveaux et les formes d’interpellation afin de dénoncer les violations des droits des personnes exilées.