À Calais, une surveillance du ciel au tunnel
À Calais, une surveillance du ciel au tunnel
Publié le 4 septembre 2022
Drones, reconnaissance faciale, capteurs de CO2 et de battements cardiaques : face à l’afflux de réfugiés, la frontière franco-britannique est surveillée à grands coups d’intelligence artificielle. Premier volet de notre série sur la cybersurveillance des frontières.
Clément le Foo et Clément Pouré pour Mediapart, le 29 juillet 2022
Calais (Pas-de-Calais).– Pablo lève les yeux au ciel et réfléchit. Brusquement, il fixe son ordinateur. Le chargé de communication et plaidoyer chez Human Rights Observers (HRO) fouille dans ses dossiers, ouvre un document d’une quinzaine de pages. « Tu vois, ce jour-là, ils ont utilisé un drone », indique-t-il en pointant l’écran du doigt. Le 9 juin, l’association pour laquelle il travaille assiste à une expulsion de réfugié·es à Grande-Synthe. Dans son compte-rendu, elle mentionne la présence d’un drone. Des vols d’aéronefs, hélicoptères ou avions, devenus routiniers.
En cette matinée de fin juin, Pablo a donné rendez-vous sur son lieu de travail, « l’entrepôt », comme il l’appelle. Ce vaste bâtiment désaffecté d’une zone industrielle à l’est de Calais héberge plusieurs associations locales. Les bureaux de HRO sont spartiates : un simple préfabriqué blanc planté dans la cour.
C’est ici que ses membres se réunissent pour documenter les violences d’État perpétrées contre les personnes en situation d’exil à la frontière franco-britannique, plus spécifiquement à Calais et à Grande-Synthe. Depuis plus de 20 ans, la ville est érigée en symbole de la crise migratoire. L’évacuation et la destruction de la jungle en octobre 2016 n’ont rien changé. Désormais réparties dans de multiples camps précaires, des centaines de migrants et migrantes tentent le passage vers l’Angleterre au péril de leur vie. Selon le ministère de l’intérieur, ils et elles étaient 52 000 en 2021, un record, contre « seulement » 10 000 en 2020.
Un drone utilisé par la police aux frontières françaises lors d’une patrouille sur les plages de Tardinghen, près de Calais, le 4 avril 2019. © Photo Denis Charlet / AFPSous l’impulsion des pouvoirs publics, Calais se barricade. Plus que les maisons de briques rouges, ce sont les clôtures géantes, les rangées de barbelés et les marécages artificiels qui attirent la vue. Tout semble construit pour décourager les exilé·es de rejoindre la Grande-Bretagne. « Avant, il n’y avait pas tout ça. C’est devenu assez oppressant », regrette Alexandra. Arrivée il y a sept ans dans le Pas-de-Calais, elle travaille pour l’Auberge des migrants, association qui coordonne le projet HRO.
Quatre caméras empilées sur un pylône à l’entrée du port rappellent que cette frontière n’est pas que physique. Vidéosurveillance, drones, avions, détecteurs de CO2… Le littoral nord incarne le parfait exemple de la « smart border ». Une frontière invisible, connectée. Un eldorado pour certaines entreprises du secteur de l’intelligence artificielle, mais un cauchemar pour les exilé·es désormais à la merci des algorithmes.
Si des dizaines de caméras lorgnent déjà sur le port et le centre-ville, la tendance n’est pas près de s’inverser. La maire LR, Natacha Bouchart, qui n’a pas donné suite à notre demande d’interview, prévoit d’investir 558 000 euros supplémentaires en vidéosurveillance en 2022.
« C’est la nouvelle étape d’une politique en place depuis plusieurs décennies », analyse Pierre Bonnevalle, politologue, auteur d’un long rapport sur le sujet. À Calais, la bunkérisation remonte, selon le chercheur, au milieu des années 1990. « À cette époque commencent les premières occupations des espaces portuaires par des personnes venues des pays de l’Est qui souhaitaient rejoindre la Grande-Bretagne. Cela entraîne les premières expulsions, puis un arrêté pris par la préfecture pour interdire l’accès au port. »
Les années suivantes, c’est à Sangatte que se dessinent les pratiques policières d’aujourd’hui. Dans cette commune limitrophe de Calais, un hangar préfigure ce que sera la « jungle » et héberge jusqu’à 2 000 exilé·es. « La police cible alors tous ceux qui errent dans la ville, tentent d’ouvrir des squats, de dormir dans un espace boisé. » Une manière de « contenir le problème », de « gagner du temps ».
En parallèle, la ville s’équipe en vidéosurveillance et en barbelés. En 2016, l’expulsion de la jungle fait émerger la politique gouvernementale actuelle : l’expulsion par les forces de l’ordre, toutes les 24 ou 48 heures, des camps où vivent les personnes exilées.
Surveillance aérienne
Calme et grisâtre en ce jour de visite, le ciel calaisien n’est pas épargné. Depuis septembre 2020, l’armée britannique fait voler un drone Watchkeeper, produit par l’industriel français Thales, pour surveiller la mer. « Nous restons pleinement déterminés à soutenir le ministère de l’intérieur britannique alors qu’il s’attaque au nombre croissant de petits bateaux traversant la Manche », se félicite l’armée britannique dans un communiqué.
Selon des données de vol consultées par Mediapart, un drone de l’Agence européenne pour la sécurité maritime (AESM) survole également régulièrement les eaux, officiellement pour analyser les niveaux de pollution des navires qui transitent dans le détroit du Pas-de-Calais. Est-il parfois chargé de missions de surveillance ? L’AESM n’a pas répondu à nos questions.
Au sein du milieu associatif calaisien, la présence de ces volatiles numériques n’étonne personne. « On en voit souvent, comme des hélicoptères équipés de caméras thermiques », confie Marguerite, salariée de l’Auberge des migrants. Chargée de mission au Secours catholique, Juliette Delaplace constate que cette présence complexifie leur travail. « On ne sait pas si ce sont des drones militaires, ou des forces de l’ordre, mais lorsque l’on intervient et que les exilés voient qu’un drone nous survole, c’est très compliqué de gagner leur confiance. »
En décembre 2021, à la suite d’une demande expresse du ministre de l’intérieur, Gérald Darmanin, l’agence européenne Frontex a dépêché un avion pour surveiller la côte pendant plusieurs semaines. « Une mission toujours en cours pour patrouiller aux frontières française et belge », précise Frontex.
« On sent une évolution des contrôles depuis l’intervention de cet avion, qui a œuvré principalement la nuit, confie le maire d’une ville du Nord. Beaucoup de gens tentaient de monter dans des camions, mais cela a diminué depuis que les contrôles se sont durcis. »
Ces technologies ne servent à rien, à part militariser l’espace public.
Damien Carême, eurodéputé et ancien maire de Grande-SyntheIl faut dire que la société Eurotunnel, qui gère le tunnel sous la Manche, ne lésine pas sur les moyens. En 2019, elle a dépensé 15 millions d’euros pour installer des sas « Parafe » utilisant la reconnaissance faciale du même nom, mise au point par Thales. Lors du passage de la frontière, certains camions sont examinés par des capteurs de CO2 ou de fréquence cardiaque, ainsi que par de l’imagerie par ondes millimétriques, afin de détecter les personnes qui pourraient s’être cachées dans le chargement.
« C’est un dispositif qui existe depuis 2004, lorsque Nicolas Sarkozy a fait évacuer le camp de Sangatte, informe un porte-parole d’Eurotunnel. Depuis 2015, il y a tellement de demandes de la part des routiers pour passer par ce terminal, car ils peuvent recevoir des amendes si un migrant est trouvé dans leur camion, que nous avons agrandi sa capacité d’accueil et qu’il fait partie intégrante du trajet. »
Des outils de plus en plus perfectionnés qui coïncident avec l’évolution des modes de passage des personnes exilées, analyse le politologue Pierre Bonnevalle. « Pendant longtemps, il s’agissait de surveiller les poids lourds. Le port et le tunnel sont aujourd’hui tellement bunkérisés que les exilés traversent en bateau. »
Les technologies employées suivent : en novembre 2021, le ministère de l’intérieur annonçait la mise à disposition de 4 x 4, de lunettes de vision nocturne ou de caméras thermiques pour équiper les gendarmes et policiers chargés de lutter contre l’immigration clandestine sur les côtes de la Manche.
« Ces technologies ne servent à rien, à part militariser l’espace public. J’ai encore rencontré des associatifs la semaine dernière qui me disaient que cela n’a aucun impact sur le nombre de passages et les risques pris par ces gens », tempête l’eurodéputé et ancien maire de Grande-Synthe Damien Carême.
Elles ont malgré tout un coût : 1,28 milliard d’euros depuis 1998, selon Pierre Bonnevalle, dont 425 millions pour la seule période 2017-2021. « C’est une estimation a minima, pointe-t-il. Cela ne prend pas en compte, par exemple, le coût des forces de l’ordre. »
Publié en novembre 2021, un rapport de la commission d’enquête parlementaire sur les migrations détaille les dépenses pour la seule année 2020 : l’État a investi 24,5 millions dans des dispositifs humanitaires d’hébergement, contre 86,4 pour la mobilisation des forces de l’ordre. Des sommes qui désespèrent Pablo, le militant de Human Rights Observers. « Cela aurait permit de bâtir de nombreux centres d’accueil pour que les exilés vivent dans des conditions dignes. » L’État semble avoir d’autres priorités.