Chypre, un cul-de-sac pour les personnes en quête d'asile en Europe
Par Allan Kaval (Vintimille (Italie), envoyé spécial), publié dans le Monde le 15 mai 2023.
Le plus souvent arrivés par la partie nord de l’île, uniquement reconnue par la Turquie, les migrants déposent des demandes d’asile auprès de la République de Chypre, dans l’espoir de pouvoir poursuivre leur route dans l’Union européenne. Selon Nicosie, les demandeurs d’asile représenteraient aujourd’hui 6 % de la population
La vieille ville de Nicosie, ses entrelacs de ruelles, sa muraille vénitienne aux pierres couleur de miel, n’ont plus beaucoup d’attrait pour Mahmut S., un jeune réfugié syrien originaire de Damas qui s’y morfond depuis plus de trois ans dans l’attente d’une réponse à sa demande d’asile. « J’ai déposé ma demande dès mon arrivée, à la mi-septembre 2019. Depuis, plus rien, pas le moindre signe de la part de l’administration, déplore cet ingénieur informaticien, rongé par l’incertitude. Combien de temps vais-je rester ici sans avenir ? Le mieux que je puisse espérer, c’est un petit boulot non déclaré dans un café, une épicerie ou chez un laveur de voitures. Des milliers d’autres Syriens sont comme moi… »
Les services chypriotes compétents sont débordés, l’asile est accordé au compte-gouttes, 568 en 2022 pour 21 565 demandes enregistrées. Les dossiers non traités s’accumulent : 29 715 demandes faites sur plusieurs années étaient toujours pendantes en décembre 2022, tandis que 6 805 requérants attendaient une décision en appel, selon l’antenne du Haut-Commissariat aux réfugiés des Nations unies (UNHCR) à Nicosie. « Je connais des Syriens qui attendent leur statut depuis cinq ans. Le manque de personnel est indéniable, mais il y a aussi un manque de volonté politique de la part des autorités », dénonce un fonctionnaire international sous le couvert de l’anonymat.
Le sujet est pourtant brûlant pour le nouveau chef de l’Etat chypriote, Nikos Christodoulides, qui, sitôt élu le 12 février, a promis un traitement plus rapide des demandes d’asile. Freiner l’immigration clandestine est une préoccupation majeure de la population chypriote, ce thème était d’ailleurs omniprésent pendant la campagne électorale.
A Nicosie, les commerçants ne voient pas toujours d’un bon œil la présence des nouveaux venus, en majorité des hommes jeunes. Syriens, Pakistanais, Afghans, Nigérians, Congolais (RDC), Camerounais battent le pavé, regardent leurs portables, palabrent en petits groupes dans les rues de la vieille ville.
Silhouettes fantomatiques, casquettes ou capuches sur la tête, ils sont visibles à la gare routière, sur la place Eleftheria (de la Liberté), autour des locaux de l’association Caritas, non loin de la porte de Paphos. « Ils sont bruyants, ils jettent leurs détritus par terre, ils ne nous apportent que des problèmes », se plaint un vendeur de prêt-à-porter de la rue Ledra, la grande artère commerçante de Nicosie, après avoir demandé à trois jeunes Africains plantés devant sa vitrine d’aller bavarder plus loin.
Divisés par une zone tampon
Chypre détient actuellement le deuxième plus haut taux de demandeurs d’asile de l’Union européenne (UE) par rapport à sa population, juste derrière l’Autriche. Selon les autorités chypriotes, 6 % des 915 000 habitants du sud de l’île sont des requérants. Les demandes se sont accrues en 2022, avec 21 565 dossiers déposés contre 13 235 l’année précédente (chiffres du HCR).
« Autrefois, les migrants étaient surtout des Syriens, des Irakiens, des Bangladais. Mais depuis 2020 on assiste à une explosion de la migration africaine : Nigérians, Congolais, Camerounais. Le plus souvent, ils viennent par le nord de l’île », confie un diplomate occidental.
Le fait que la République de Chypre n’exerce son autorité que sur la partie sud de l’île, où vivent les Chypriotes grecs, sans avoir aucun contrôle sur la partie nord, non reconnue internationalement, peuplée par les Chypriotes turcs, aggrave le problème. Les deux côtés sont divisés par une zone tampon, la « ligne verte » qui n’est pas une frontière mais une ancienne ligne de cessez-le-feu. Gardée par l’ONU à des fins de maintien de la paix, elle est poreuse. C’est en fait par ce no man’s land, et non par la mer, qu’arrivent les deux tiers des candidats à l’asile enregistrés à Chypre, selon les services locaux de l’immigration. Se faufiler par les nombreuses brèches non surveillées n’est apparemment pas très difficile.
C’est la voie que Mahmut a empruntée lorsqu’il est arrivé dans le Sud il y a un peu plus de trois ans. « J’étais étudiant là-bas [dans la partie nord de Nicosie], inscrit à l’Université du Proche-Orient, témoigne-t-il. Une fois mon diplôme en poche, que faire ? Rentrer en Syrie et être enrôlé dans l’armée ? Je craignais pour ma sécurité, pas mal de mes proches ont été kidnappés, tués au cours de la guerre. J’ai décidé de tenter ma chance au sud. »
Ces dernières années, la République turque de Chypre-Nord (RTCN), sous embargo international, reconnue uniquement par la Turquie, a considérablement développé son secteur éducatif, devenu une manne pour le budget. Dix-huit universités, privées pour la plupart, proposent à des étudiants étrangers un enseignement en anglais dans un cadre de rêve. Dotés de campus verdoyants, de locaux modernes, ces établissements accueillent beaucoup d’étudiants africains susceptibles de pouvoir assumer les frais d’inscription (de 3 000 à 5 000 euros).
« A minima, les Turcs laissent faire »
« L’inscription dans une université de la partie nord fait office de visa. Les étudiants arrivent à Istanbul, puis à Ercan [l’aéroport au nord]. Beaucoup croient alors être arrivés en Europe. D’une façon ou d’une autre, ils se débrouillent ensuite pour passer au sud et là, c’est le cul-de-sac, car Chypre ne fait pas partie de l’espace Schengen », raconte le diplomate. Sur 108 588 étudiants étrangers enregistrés dans le Nord pour l’année scolaire 2021-2022 – ce qui représente un tiers de la population totale de la RTCN –, on estime qu’environ 15 000 ne se sont jamais présentés aux examens. Ils ont pris la tangente vers le Sud, aidés par des passeurs pour franchir la ligne verte.
Les Chypriotes grecs blâment la Turquie pour ces entrées illégales, perçues par les médias ultranationalistes locaux comme une tentative de modifier l’équilibre démographique au sud. « A minima, les Turcs laissent faire… », note le diplomate. Les autorités de la partie nord ont conscience du problème. « Nous devons rassembler nos efforts et lutter ensemble contre l’immigration illégale. Le trafic d’être humain est très organisé, or il nous faut aller à la racine de ce mal », explique Ergün Olgun, le conseiller diplomatique d’Ersin Tatar, le président de la RTCN.
Pour le moment, la question du trafic n’est pas à l’ordre du jour entre le Sud et le Nord, pas plus que celle de la réunification de l’île, actuellement au point mort. A tout le moins, Chypriotes turcs et Chypriotes grecs travaillent par l’intermédiaire de « comités techniques » à la création d’une usine de panneaux solaires et d’un centre de traitement des eaux usées au sein de la zone tampon. L’immigration clandestine n’est pas de leur ressort.
Alarmées par la porosité de la ligne verte, les autorités de Chypre ont renforcé la surveillance en 2021, ordonnant le déploiement de rouleaux de barbelés supplémentaires, ce qui a mécontenté les agriculteurs et les « pro-solution », prompts à déplorer la tentation des politiques de part et d’autre de renforcer le statu quo. « Il y a zéro dialogue à ce sujet entre les deux parties. Il semble que la criminalité s’organise très bien de façon bicommunautaire », raille le fonctionnaire international.
Marie Jégo(Nicosie, envoyée spéciale)