Au Pays basque, le retour du délit de solidarité mobilise contre lui (Mediapart)
Pierre Isnard-Dupuy et Clair Rivière 27 janvier 2025 à 17h27
Irun, Hendaye (Pays basque).– En espagnol, la foule scande « Ninguna persona es ilegal » (« Personne n’est illégal »). En basque, « Inor ez da ilegala ». Devant les policiers en tenue antiémeute barricadant le poste de la police aux frontières d’Hendaye (Pyrénées-Atlantiques), le slogan résonne dans les deux langues. Le cortège, familial, avance sereinement. Les forces de l’ordre restent impassibles tandis qu’un jeune Marocain exhibe vers elles une pancarte qui revendique en français : « Liberté, égalité, papiers ».
Dimanche 26 janvier, une manifestation a rassemblé environ 2 500 personnes, d’Irun (Espagne) jusqu’à Béhobie (France) en passant par la ville d’Hendaye sur les rives de la Bidassoa. Dans ce fleuve frontière, cinq exilés se sont noyés en 2021 et 2022, en essayant d’échapper aux contrôles de police.
La marche de dimanche était appuyée par environ quatre-vingts associations, syndicats et partis politiques basques, français et espagnols. Objectif : soutenir sept militant·es de la solidarité avec les exilé·es qui seront jugé·es à Bayonne mardi 28 janvier, pour aide à l’entrée, à la circulation et au séjour en France d’étrangers en situation irrégulière. Circonstance aggravante, ce délit aurait été commis en bande organisée, selon le procureur. Les prévenu·es risquent dix ans de prison.

Le 14 mars 2024, trente-six exilé·es avaient profité d’une course pédestre transfrontalière pour pénétrer en France au milieu de la foule, sans subir de contrôle policier. C’était à l’occasion de la Korrika, un événement sportif pour la promotion de l’euskara (la langue basque), qui rassemble des milliers de bascophones durant une dizaine de jours à travers tout le Pays basque. Vêtues des mêmes chasubles que les autres participant·es à la course, les personnes migrantes ont pu traverser sans encombre le pont Saint-Jacques, entre Irun et Hendaye. Des militant·es solidaires les ont ensuite accompagnées en voiture jusqu’au centre d’accueil temporaire Pausa, à Bayonne.
Une douzaine de jours après la Korrika, une vingtaine d’associations (comme la fédération basque pour l’accueil des migrant·es Etorkinekin Diakité), de syndicats (FSU 64, Solidaires Pays basque...) et de partis politiques (dont LFI Hendaye) ont convoqué une conférence de presse à Irun. Les porte-paroles ont alors revendiqué à visage découvert « un acte de désobéissance civile », pensé pour permettre « une arrivée sécurisée jusqu’à Bayonne » des personnes aidées. Des organisations de la gauche abertzale (pour l’émancipation du peuple basque) ont eu un rôle moteur dans ce mouvement, notamment le syndicat LAB (Commissions ouvrières abertzale).
Parallèlement, le média bascophone Ahötsa a publié une vidéo montrant le périple des migrant·es au sein de la Korrika. Des images qui alimentent le dossier d’accusation contre les « sept d’Hendaye ».
La procédure visant ces militant·es solidaires a pour origine un signalement du préfet des Pyrénées-Atlantiques au procureur, au titre de l’article 40 du Code de procédure pénale. Celui-ci prévoit que tout fonctionnaire qui « acquiert la connaissance d’un crime ou d’un délit est tenu d’en donner avis sans délai au procureur de la République ». Ainsi, selon son service de communication joint par Mediapart, « le préfet a appliqué la loi ».
Pratiques discriminatoires
Depuis 2020 au moins, les ponts frontaliers d’Hendaye et de Béhobie sont surveillés au quotidien par les forces de l’ordre françaises. Ces dernières pratiquent des contrôles aux faciès, refoulant vers l’Espagne les personnes sans titre de séjour. Les gares ferroviaires et le péage autoroutier sont également concernés. Ces pratiques discriminatoires ont été documentées dans un rapport d’observation des ONG Amnesty International, Anafé, La Cimade, Médecins du monde et Médecins sans frontières paru en mai 2023. Les personnes non racisées, elles, circulent librement sans vérifications d’identité systématiques.
Les contrôles aux frontières terrestres françaises ont été rétablis après les attentats de Paris en 2015, de manière seulement temporaire à l’origine. Mais alors que les accords de Schengen prévoient la libre circulation entre États européens signataires, cette mesure dérogatoire n’a cessé d’être renouvelée, tous les six mois, au nom de « la menace terroriste », justifie la préfecture des Pyrénées-Atlantiques. « Et avec l’augmentation des flux migratoires, la frontière franco-espagnole, tout comme la frontière franco-italienne, fait l’objet d’une attention particulière des services de sécurité », précise-t-elle.
Pour le député local Peio Dufau, du parti abertzale Euskal Herria Bai (« Pays basque oui »), élu en juin 2024 au sein du Nouveau Front populaire, cette politique de refoulement systématique est inutile, démagogique et dangereuse. « Quand la police française attrape les migrants, elle les reconduit à Irun. Mais ce sont souvent des gens qui viennent d’Afrique, à des milliers de kilomètres de là. C’est une hypocrisie que de penser qu’ils vont rentrer chez eux, expose le parlementaire joint par téléphone. Donc ça ne sert à rien. Le seul effet que ça a, c’est que pour continuer leur route, ils prennent de plus en plus de risques, au péril de leur vie. »
Depuis 2021, neuf exilés ont perdu la vie à la frontière basque. Trois Algériens sont morts percutés par un train après avoir longé la voie ferrée pour esquiver la police. Coincé sur la rive espagnole de la Bidassoa, un Érythréen s’est suicidé. Cinq autres hommes, d’origine ivoirienne, guinéenne ou encore sénégalaise, se sont noyés accidentellement dans cette rivière. Le corps d’Ibrahim Samba Diallo, un Sénégalais de 24 ans, a passé une dizaine de jours coincé sous l’eau avant d’être rejeté par le fleuve.
Joint au Sénégal, son père, Daouda Diallo, raconte que si son fils avait entrepris ce long voyage vers l’Europe, c’était pour lui assurer des vieux jours meilleurs. Il affirme que si jamais ses autres enfants décidaient un jour de partir à leur tour, il leur recommanderait de prendre des chemins moins dangereux, mais il ne les dissuaderait pas de tenter « l’aventure » migratoire, « parce qu’on n’a pas assez de moyens pour rester ici. On doit fuir la pauvreté ». Au sujet des frontières, le père du disparu ajoute : « Même avec des barrières, des militaires, des gendarmes ou même des hélicoptères, ils ne pourront pas empêcher les clandestins de pénétrer en Europe. »
Au Pays basque, même s’ils doivent s’y reprendre à plusieurs fois, les exilé·es finissent par franchir la frontière. Depuis son ouverture en 2019, plus de 35 000 personnes ont été hébergées au centre Pausa, financé par la Communauté d’agglomération du Pays basque, à Bayonn
« J’accuse » les politiques « antimigratoires »
« C’est pas les migrants qui doivent mourir, ce sont les frontières qui doivent s’ouvrir », scandent les manifestant·es en ce dimanche venteux du 26 janvier. Sur la banderole de tête du cortège, comme sur des pancartes et des autocollants, un même mot d’ordre fédérateur : « J’accuse ». Une référence à la célèbre formule d’Émile Zola au sujet de l’affaire Dreyfus.
Ce « J’accuse » contemporain conteste les accusations visant les sept d’Hendaye pour mieux les retourner symboliquement contre « l’Europe forteresse » et ses meurtrières « politiques antimigratoires », comme les appelle Amaia Fontang, la porte-parole de la fédération Etorkinekin Diakité. Les militant·es solidaires comptent faire de l’audience de ce mardi 28 janvier (finalement reportée au 7 octobre) « un procès politique », prévient Eñaut Aramendi, l’un des sept prévenu·es, membre du syndicat LAB et de l’association d’aide aux exilé·es Bidassoa Etorkinekin.
En soutien aux inculpé·es, plus de 2 000 personnes et 80 organisations ont signé un acte symbolique d’auto-incrimination par lequel elles assument avoir elles aussi « participé à cette solidarité entre Irun et Bayonne pour accompagner des personnes qui étaient dans leur processus migratoire ». Ce dimanche sur les rives de la Bidassoa, les manifestant·es scandent en basque « Berriz ere egingo dut » (« Je le ferai de nouveau »). Tout en affirmant : « Elkartasuna ez da delitua » (« La solidarité n’est pas un délit »).

La contre-attaque se mène aussi au-delà du symbolique, sur le terrain juridique. Au nom des familles des trois Algériens fauchés par un TER le 10 octobre 2021 et de leur compagnon de route rescapé, l’avocat Gabriel Lassort a déposé plainte contre X avec constitution de partie civile « pour dénoncer les dysfonctionnements étatiques ayant abouti à leur mise en danger ».
Joint par téléphone, il nous informe qu’une juge d’instruction de Bayonne va auditionner le rescapé début février : « C’est important pour lui d’être entendu par un juge d’instruction. Jusqu’à présent il n’a été entendu que par la police, mais pas vraiment en tant que victime, plutôt en tant que migrant qui vient de traverser la frontière irrégulièrement. »
Entre Irun et Béhobie, le cortège compte beaucoup de partisan·es de la cause basque. Les militant·es abertzale ne reconnaissent pas de frontière au milieu du territoire basque : à leurs yeux, il y a le « Pays basque nord » de Bayonne à Hendaye et le « Pays basque sud » au-delà de la Bidassoa.
"En tant que Basques, on est bien placés pour comprendre [les personnes migrantes], puisque dans le passé beaucoup sont partis en Amérique à cause de la misère". Peio Dufau, député NFP
La force locale du soutien aux exilé·es de passage trouverait aussi racine dans une longue histoire de contrebande et de bras ouverts aux réfugié·es, notamment celles et ceux qui fuyaient le franquisme.
« Le Pays basque a toujours été une terre d’accueil et de passage, résume le député Peio Dufau. Mon arrière-grand-mère aidait les gens qui fuyaient la dictature de Salazar au Portugal. Elle leur donnait à manger la nuit quand ils sortaient pour reprendre leur marche vers une terre un peu meilleure. Aujourd’hui on assiste à la même chose : des gens fuient un quotidien qui est invivable pour essayer de trouver mieux. En tant que Basques, on est bien placés pour le comprendre, puisque dans le passé, beaucoup de Basques sont partis vivre en Amérique à cause de la misère qu’il y avait chez nous. »
À la fin de la manifestation, les porte-paroles en basque, français et espagnol concluent : « Les politiques migratoires actuelles ont tué et continueront de tuer si rien ne change. Défendre celles et ceux qui organisent la solidarité est un premier pas pour tout le monde. Alors soyons nombreux mardi devant le tribunal de Bayonne. »
Puis un policier vient gentiment déloger les dernier·es manifestant·es qui s’attardent sur la chaussée du pont frontalier de Béhobie : « S’il vous plaît, on va rouvrir la circulation aux voitures. » La liberté de circulation, les militant·es ne demandent que ça. Mais pour toutes et tous, exilé·es inclus·es.
Article publié dans Mediapart, pour le consulter sur le site, cliquez ici.