Dans le monde, « la grande majorité des personnes contraintes de se déplacer restent à l’intérieur de leurs frontières » (Mediapart)

Nejma Brahim 20 mai 2024 à 10h38

Publié le 20 juin 2024

L’Observatoire des situations de déplacement interne (IDMC) enregistre un record des mouvements de populations au sein même des pays d’origine en 2023. La situation à Gaza, en République démocratique du Congo ou encore au Soudan explique cette hausse du phénomène.

Le monde entend beaucoup parler des personnes migrantes ou réfugiées. Beaucoup moins des déplacé·es internes, plus communément appelé·es « IDPs », pour « Internally displaced people », qui représentent pourtant la très grande majorité des déplacements de population à travers le monde. En 2023, l’Internal Displacement Monitoring Centre (IDMC ou Observatoire des situations de déplacement interne en français) en comptait 75,9 millions, peut-on lire dans son rapport annuel rendu le 14 mai.

Un record, qui s’explique notamment par la recrudescence de conflits qui poussent les personnes à fuir leur environnement proche et les maintiennent en situation de déplacement forcé, le plus souvent dans d’autres régions de leur propre pays. La bande Gaza, la République démocratique du Congo (RDC), la Syrie et le Yémen sont autant de pays qui ont vu leur « stock » de déplacé·es internes augmenter, parfois sur des périodes « très courtes ».

« Ce qui est frappant à Gaza, c’est que plus de 80 % de la population a été contrainte de se déplacer en 2023 », soit 1,7 million de personnes, explique Youssef Jai, responsable des questions politiques à l’IDMC. Un nombre « phénoménal », qui inclut les enfants, dont l’accès à la scolarité, à la santé, à l’eau, à la nourriture et au logement est largement entravé dans ce contexte. Il rappelle aussi que si la très grande majorité des déplacements se fait à l’intérieur d’un même pays, les « IDPs », sans solution durable, peuvent aussi devenir les réfugié·es de demain.

Mediapart : L’IDMC enregistre un record sur les déplacements internes dans le monde en 2023, avec un total de 75,9 millions de personnes déplacées. Comment l’expliquez-vous ?

Youssef Jai : Ce record est essentiellement dû à un certain nombre de conflits qui ont éclaté en 2023, comme au Soudan et à Gaza, mais aussi à des conflits qui perdurent sur des années, voire des décennies, et qui maintiennent les personnes en situation de déplacement interne, comme pour la RDC, la Syrie, le Yémen ou l’Ukraine. Sur 75,9 millions de personnes déplacées, précisons que plus de 68 millions l’ont été à cause de conflits et près de 8 millions à cause d’événements climatiques.

Ce dernier chiffre est très probablement sous-estimé, parce que l’on rencontre de grandes difficultés à obtenir des données fiables, parce qu’il existe des évacuations préventives qui peuvent biaiser les données, parce que certains déplacés retournent à leur domicile si celui-ci n’a pas été trop endommagé, et parce que pour d’autres, qui restent déplacés internes durant des années, on manque malheureusement de suivi – c’est particulièrement le cas pour les personnes victimes de catastrophes.

Vous notez une hausse de 50 % des déplacements internes en cinq ans, et Alexandra Bilak, présidente de l’IDMC, dit qu’il s’agit de la « face émergée de l’iceberg ». Pourquoi ?

La situation géopolitique et sécuritaire au niveau mondial s’est beaucoup dégradée, et on observe de plus en plus de conflits, qui durent de plus en plus longtemps et déplacent de plus en plus les personnes concernées. Il y a donc une accumulation de facteurs qui vient expliquer cette hausse importante. Sur les dix dernières années, le nombre de déplacés internes a même doublé.

"À l’heure actuelle, une personne sur cinq est déplacée au Soudan à cause du conflit. C’est la plus grande crise de déplacements internes dans le monde."


Certes, on a accès à davantage de données aujourd’hui et on a donc une meilleure visibilité sur ce phénomène. L’IDMC travaille avec les données des gouvernements, des Nations unies, des ONG, et parfois, faute de mieux, des médias. À chaque fois, nous les vérifions et jouons notre rôle d’agrégateur, tout en restant extrêmement vigilants sur leur provenance.

Cela étant dit, nous manquons encore de données sur le volet « solutions ». Le plus souvent, les déplacés internes retournent chez eux, s’intègrent localement ou vont s’installer dans une région différente dans leur pays ; mais nous constations des lacunes dans leur suivi, notamment dans les zones où la présence humanitaire est moins importante.

Vous avez cité le Congo et le Soudan, dont la situation est assez peu médiatisée. Que pouvez-vous en dire ?

Au Soudan, le nombre de déplacés internes a explosé de manière radicale. Il y a clairement eu un avant et un après 15 avril 2023, soit le moment où le conflit a éclaté : on comptait 3,6 millions de déplacés fin 2022 et plus de 9,1 millions fin 2023. Cela a donc triplé et traduit une situation grave. À l’heure actuelle, une personne sur cinq est déplacée au Soudan à cause du conflit. C’est la plus grande crise de déplacements internes dans le monde. Et cela n’inclut pas les personnes ayant franchi les frontières pour se réfugier dans des pays voisins, comme le Tchad.

La RDC est de son côté dans le top 5 des pays abritant le plus de déplacés internes depuis des années. Fin 2023, elle en comptait 6,7 millions, soit en troisième position derrière le Soudan et la Syrie. La situation en RDC, surtout à l’est, s’est beaucoup détériorée avec la réémergence du M23, les combats avec les forces armées et l’insécurité que tout cela implique… Un contexte dans lequel les civils sont les plus touchés et sont plongés dans des cycles prolongés et répétés de déplacement.

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Des déplacés internes au Soudan, le 14 février 2024. © Photo Luis Tato / AFP

Il y a évidemment aussi le conflit au Proche-Orient. Quelle est la spécificité pour les déplacements internes observés dans la bande de Gaza ?

Ce qui est frappant à Gaza, c’est que plus de 80 % de la population a été contrainte de se déplacer en 2023, et ce sur une période très courte. Cela représente 1,7 million de personnes, c’est un chiffre phénoménal. On y observe des déplacements à répétition, notamment du nord au sud [en raison des attaques menées par Israël – ndlr]. Et aujourd’hui, l’opération en cours à Rafah a déjà provoqué plus de 600 000 mouvements supplémentaires.

On note aussi que presque 80 % des logements ont été soit endommagés, soit détruits. On s’oriente donc vers un scénario de déplacement prolongé. On sait déjà que les personnes n’ont nulle part où aller (contrairement aux Soudanais, qui ont pu se réfugier dans les pays voisins, par exemple) et qu’il faudra tout reconstruire. Les habitants sont pris en étau dans la bande de Gaza, dans des conditions de vie catastrophiques. Les enfants sont particulièrement impactés, alors qu’ils représentent presque la moitié de la population. Entre les traumatismes, le manque d’accès à l’éducation, à la santé ou à la nourriture, les conséquences sont dramatiques.

En dehors des conflits évoqués plus haut, il y a la part des déplacements internes liée à la crise climatique. Observez-vous une évolution à ce niveau-là également ?

On note une petite diminution en 2023, pour atteindre 26,4 millions de déplacements. C’est malgré tout le troisième chiffre plus élevé depuis une décennie. Cela s’explique notamment par la transition de « La Niña » à « El Niño » en 2023, qui a rendu des zones d’une partie du monde plus sèches, où l’on pouvait observer de fortes inondations ou des tempêtes. Cela n’a pas empêché le Mexique d’avoir l’ouragan Otis, l’océan Indien d’avoir des cyclones, la Grèce des mégafeux

Ce qui interpelle, c’est qu’il s’agit d’un phénomène global, qui provoque des déplacements internes dans 148 pays du monde, contre 45 pour les situations de conflit. Et parmi ces 45 pays enregistrant des déplacements internes du fait de conflits, 42 enregistrent aussi des déplacements du fait de catastrophes naturelles. Il y a donc une convergence des facteurs, dans la Corne de l’Afrique ou dans le Sahel par exemple, qui exacerbe la fragilité des populations. C’est le cas en Somalie, où des personnes sont à la fois déplacées à cause de la sécheresse ou des inondations et à cause des conflits. Ce fut le cas en Syrie également au moment du tremblement de terre en 2023.

À l’été 2022, le Pakistan a connu de terribles inondations qui ont ravagé un tiers du pays et contraint des millions de personnes à se déplacer (Mediapart s’était d’ailleurs rendu sur place). Que sont devenu·es les sinistré·es aujourd’hui ?

Le Pakistan a enregistré 8 millions de déplacements internes en 2022. Fin 2023, il restait 1,2 million de déplacés internes (un mélange des personnes déplacées en 2022 et en 2023). Le gouvernement a fermé les camps en mars 2023, donc je pense que ces personnes ne sont plus considérées comme des déplacés. Cela dit, les autorités ont vraisemblablement perdu la trace d’un certain nombre de personnes, qui ne sont pas forcément passées par les camps mis en place par les Nations unies et les ONG et qui ont pu se réfugier chez des proches. On en revient au manque de suivi évoqué plus haut.

De manière générale, quelles sont les difficultés rencontrées par les déplacé·es internes ?

La difficulté majeure reste celle du logement. En plus de risquer leur vie ou leur intégrité physique dans certains contextes, les personnes doivent fuir et perdent tout en chemin. Des besoins se font donc rapidement sentir. Un agriculteur ou un éleveur peut perdre son bétail dans des inondations, ou encore leurs terres. Des troubles de la santé mentale peuvent se développer selon la gravité des traumatismes. Les enfants voient leur éducation interrompue, souvent sur de longues durées, et accumulent ainsi un retard d’enseignement qui peut leur porter préjudice. Il y a également l’insécurité alimentaire.

En plus de ces impacts socio-économiques, il y a des effets moins tangibles, comme le sentiment d’arrachement des personnes qui doivent fuir leur environnement ou les terres de leurs ancêtres. Lorsque les personnes sont relocalisées, il peut enfin être très compliqué de se reconstruire ailleurs, au milieu des populations d’accueil.

Qui sont les principaux acteurs qui leur viennent en aide ?

Il y a bien souvent un caractère d’urgence et on retrouve donc en premier lieu les acteurs humanitaires, les agences des Nations unies, la société civile… Sans oublier les gouvernements, dont ils dépendent en premier lieu. Au-delà de la phase d’urgence, si les déplacés internes ne trouvent pas de solution durable, on entre dans des problématiques de développement durable. Car la logique voudrait que les humanitaires passent la main aux acteurs de développement dans un second temps ; or les premiers s’attardent parce que les seconds ne viennent pas. Cela fait partie de notre plaidoyer : que ces derniers s’investissent davantage auprès des déplacés internes, qui gardent des vulnérabilités spécifiques par rapport à d’autres publics. Il y a un enjeu de prévention et d’adaptation essentiel.

" La grande majorité des personnes contraintes de se déplacer restent à l’intérieur de leurs frontières. (...) Et c’est parce qu’elles ne les voient pas que la communauté internationale [méconnait] ce phénomène."


Les régions ou pays d’accueil sont-ils soutenus par les États occidentaux, l’Union européenne par exemple ?

Cela dépend des régions et des pays, bien sûr. Au niveau humanitaire, le système est toujours très sollicité. Mais les crises se sont multipliées et on constate donc des manques sur le volet urgence. Tous les appels des Nations unies pour la réponse humanitaire sont sous-financés, sauf peut-être pour l’Ukraine l’an dernier. Certains donateurs privilégient des considérations plus internes, alors que, dans le même temps, les besoins augmentent. Il y a aujourd’hui un énorme écart, et l’assistance fournie aux déplacés internes en pâtit.

Le rapport de l’IDMC permet aussi de rappeler une évidence que beaucoup ignorent : la majorité des déplacements de population se font à l’intérieur d’un même pays ou d’un même continent, loin des clichés sur la notion d’« invasion » véhiculés par l’extrême droite. Selon vous, pourquoi entend-on davantage parler des personnes qui franchissent les frontières ?

Les migrants et les réfugiés ont une dimension internationale, un certain nombre d’entre eux viennent en Europe ou en Occident. De temps à autre, des vagues de migration comme on a pu en voir en 2015 viennent créer une psychose dans l’opinion publique ou chez certaines franges politiques. Mais la réalité, c’est que la grande majorité des personnes contraintes de se déplacer restent à l’intérieur de leurs frontières, ou se réfugient dans des pays voisins, souvent en voie de développement ou à revenus faibles. Et c’est parce qu’elles ne les voient pas que la communauté internationale et les opinions publiques dans les pays occidentaux méconnaissent ce phénomène.

La question est aussi très sensible sur le plan politique, puisque ces populations restent sous la responsabilité de leur gouvernement, qui peut être dépassé ou incapable de répondre à l’ampleur du phénomène et a besoin du soutien international. Ce soutien va parfois être intéressé, notamment lorsqu’il s’agit d’éviter d’avoir des mouvements transfrontaliers. Il y a donc un lien fort entre déplacements internes et externes : si la situation des « IDPs » n’est pas résolue rapidement dans certains cas, ces derniers vont franchir les frontières, et sont ainsi susceptibles de devenir des réfugiés.

Article publié dans Mediapart, que vous pouvez retrouver ici.