Dans le Pas-de-Calais, la préférence nationale est déjà à l’œuvre pour l’hébergement d’urgence des exilés
Nejma Brahim pour Mediapart. Article publié le 22 février 2024.
Des enregistrements que Mediapart s’est procurés montrent que le dispositif du 115 refuse explicitement de mettre à l’abri les « personnes migrantes » ou « sans papiers ». Une pratique contraire au principe d’égalité et d’inconditionnalité de l’accueil en en France.
Ces femmes et ces hommes sont souvent contraints de survivre dans des campements, et peuvent se trouver dans des situations difficiles après des tentatives de traversée ratées. Les associations d’aide aux exilé·es sur le littoral nord font leur possible pour les accompagner au quotidien. « On fait des maraudes, on distribue du thé et des biscuits, et on prévient les autorités ou les secours lorsqu’il y a des difficultés », explique Thomas, coordinateur de l’association Utopia56 pour le littoral nord.
Mais, à plusieurs reprises, les équipes d’Utopia56 se sont entendu dire que le dispositif du 115 (le numéro d’urgence sociale) n’acceptait pas les exilé·es. Mediapart a pu le confirmer, dans deux enregistrements que nous nous sommes procurés. Maxime se souvient avoir appelé le 115 le 13 janvier 2024 pour un groupe composé d’une trentaine de personnes ayant besoin d’un hébergement d’urgence pour la nuit, dont une famille avec une fillette âgée de 8 ans.
Expliquant avoir été redirigé vers le 115 par la sous-préfecture, le bénévole demande une mise à l’abri d’urgence pour le groupe situé à la gare d’Étaples-Le Touquet. « Effectivement, on a eu un appel tout à l’heure de la gendarmerie d’Étaples pour nous expliquer qu’il y avait 31 personnes avec des enfants qui étaient à la gare », répond l’interlocutrice, qui travaille pour le Foyer international de l’accueil et de la culture (Fiac) de Montreuil-sur-Mer (Pas-de-Calais), association mandatée par l’État pour répondre aux besoins du dispositif d’urgence sociale.
Il est alors 21 ou 22 heures, relate-t-il, quand les gendarmes signalent aux maraudeurs d’Utopia56 un groupe d’exilé·es. « À notre arrivée, deux collègues à eux, des gendarmes, étaient en train de discuter avec la fillette, qui parlait français. »
Le groupe aurait voulu retourner à Calais, poursuit le bénévole, mais se trouvait à une distance beaucoup trop importante pour s’y rendre à pied. « Les gendarmes ont appelé la préfecture et nous aussi. C’est comme ça qu’on a été orientés vers le 115. »
Un discours assumé
Alors qu’il s’attend à « un discours de façade » expliquant « qu’ils s’en occupent mais que le dispositif est saturé », l’interlocutrice au bout du fil ne fait pas de détour : « Malheureusement, on ne peut pas intervenir auprès des personnes migrantes, assume-t-elle. Et quand bien même on aurait pu déposer des couvertures, on est bloqués, il n’y a pas de maraude ce soir. »
« Et il n’y a pas possibilité d’ouvrir une salle ?, demande le bénévole d’Utopia56.
— Notre association ne prend pas en charge les personnes migrantes, affirme l’interlocutrice.
— D’accord… Et vous savez pourquoi ?
— C’est une décision associative, voilà. »
(Vidéo disponible sur Mediapart)
Le jeune homme ne cache pas avoir été « choqué » : « Le 115 est censé accueillir tout le monde, peu importe l’origine. Donc j’ai été très étonné que de telles directives existent. » Les mises à l’abri dans ce secteur-là ont toujours été difficiles à obtenir pour les personnes exilées, poursuit-il, mais c’est bien la première fois qu’il entend un « discours aussi direct ». « C’était clairement assumé. »
Sollicité par Mediapart, le 115 pour le territoire montreuillois répond qu’il s’agit de « directives » émanant de la préfecture du Pas-de-Calais. Celles-ci voudraient, selon Philippe Caron, directeur du Fiac, « que les personnes soient orientées vers Calais », où se trouveraient « d’autres modalités d’hébergement » pour les exilé·es. « On répond à l’ensemble des demandes classiques, de droit commun. À partir du moment où le territoire est saturé pour l’hébergement d’urgence, les personnes migrantes ont la possibilité de rejoindre Calais pour une mise à l’abri. »
La distance entre la gare d’Étaples et la ville de Calais ? 60 kilomètres, admet-il. Le plus souvent, poursuit Philippe Caron, le dispositif du 115 est saturé dès l’après-midi. L’interlocutrice aurait fait, selon lui, une erreur d’interprétation : « C’était une façon rapide de répondre à la question. Je pense qu’elle voulait dire qu’il n’y avait pas de dispositif particulier pour l’hébergement d’urgence des migrants sur le territoire. » Le responsable évoque des « financements limités » et l’impossibilité « d’héberger tout le monde dans de bonnes conditions », et ce sur tous les territoires. « Le système n’est satisfaisant pour personne. »
La structure n’a pas été en mesure de fournir une trace écrite de telles consignes venant de la préfecture. Contactée à deux reprises, celle-ci n’a pas répondu à nos questions. Ce qui est certain, c’est que ses services ont eux-mêmes orienté les membres d’Utopia56 vers le 115, sans évoquer la nécessité pour eux de se rendre à Calais. De même, les gendarmes, habituellement au fait des protocoles établis par les autorités, ont contacté la préfecture, puis le 115 (comme le confirme l’interlocutrice du 115 dans l’enregistrement), pour ce groupe d’exilé·es.
Dans un second enregistrement que Mediapart s’est procuré, c’est cette fois Thomas, coordinateur pour le littoral nord, qui demande si un hébergement pourrait être proposé à trois personnes, situées devant la gare d’Étaples également, et « qui souhaiteraient être mises à l’abri ». La scène se déroule un an plus tôt, le 24 février 2023.
(Vidéo disponible sur Mediapart)
« Le 115 est fermé, monsieur, et le centre est plein, répond l’agent de sécurité qui décroche le téléphone.
— Le 115 est fermé ?, s’étonne le coordinateur de l’association.
— Là vous avez la sécurité, pour les appels d’urgence qu’on prend en note. »
L’agent de sécurité évoque un groupe de personnes ayant déjà appelé. « C’était des voix étrangères, donc, à mon avis, ça doit être sûrement des sans-papiers.
— De toute façon, c’est accessible aux sans-papiers aussi, non ?
— Non, non, non. C’est la gendarmerie qu’il faut aller voir. Jusqu’à maintenant, au centre, on n’a jamais hébergé des sans-papiers. »
La loi immigration voulait l’officialiser
Ces derniers mois, dans le contexte de l’examen de la loi sur l’asile et l’immigration votée le 19 décembre 2023 et promulguée le 26 janvier dernier, la question de l’inconditionnalité de l’hébergement d’urgence a été centrale : le texte prévoyait en effet d’exclure des structures d’hébergement d’urgence les personnes exilées déboutées du droit d’asile ou frappées d’une obligation de quitter le territoire français (OQTF), venant ainsi consacrer le principe de préférence nationale si cher au Rassemblement national.
Nombre d’acteurs – associations, chercheurs, élus locaux ou parlementaires – avaient alors crié leur indignation, soulignant le caractère gravissime d’une telle mesure. « Cette loi traduit directement l’idéologie de l’extrême droite. Elle instaure la préférence nationale, précarisant encore davantage les personnes étrangères. Vu l’actualité tragique des personnes à la rue, nous dénonçons avec force la fin de l’inconditionnalité d’accès à l’hébergement d’urgence », avait réagi l’Association nationale des villes et territoires accueillants (Anvita) dans un communiqué, le 21 décembre.
Les députés du groupe Socialistes et apparentés avaient de leur côté déposé une proposition de loi visant à supprimer les dispositions les plus attentatoires aux droits fondamentaux, dont la fin de l’inconditionnalité de l’hébergement d’urgence. La mesure a finalement été retoquée par le Conseil constitutionnel.
« Ça donne l’impression que la préférence nationale était déjà appliquée avant même que ça n’apparaisse dans la loi », constate Maxime, le bénévole d’Utopia56. Directeur des études à la Fondation Abbé Pierre, Manuel Domergue y voit une « forme de préférence nationale ».
« C’est tout à fait choquant, c’est d’ailleurs illégal, déroule-t-il. Le 115 doit être pareil partout et proposer un accueil inconditionnel à toute personne en situation de détresse ou de sans-abrisme en France. Il n’y a pas de distinction à faire selon le statut administratif ou la nationalité. »
Si certains critères peuvent exister, poursuit Manuel Domergue, c’est uniquement sur la vulnérabilité : l’âge des enfants, une femme enceinte et le stade de sa grossesse, le risque de décès dans la rue… Le responsable de la fondation regrette de voir une « volonté manifeste du ministère de l’intérieur de revenir sur cette inconditionnalité de l’accueil ». « La loi immigration prévoyait ces atteintes et a été votée, cela montre donc bien l’intention… »
Que des « pratiques discriminatoires » se développent sur le littoral nord ne l’étonne pas du tout. Entre les distributions alimentaires empêchées, les évacuations de lieux de vie mises en place toutes les 48 heures « sans aucune procédure » ou encore la destruction des effets personnels des exilé·es, « il n’est pas surprenant qu’une forme de zone de non-droit se crée ». « Il est accepté que les exilés soient gérés de manière à part », conclut-il.
Nejma Brahim
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