De Calais à Boulogne-sur-Mer, les migrants peinent à enterrer leurs morts (Mediapart)

Simon Henry 22 juin 2024 à 17h32

Publié le 1 juillet 2024

Que deviennent les corps des personnes mortes sur les côtes de la Manche, en tentant de rejoindre l’Angleterre ? Les associations dénoncent la réticence de certaines communes à les accueillir dans leurs cimetières.

Grande-Synthe (Nord), Calais (Pas-de-Calais).– Dans le carré confessionnel de ce que l’on appelle à Grande-Synthe le nouveau cimetière, les sépultures apparaissent, comme le veut la tradition, recouvertes de cailloux blancs, sans éléments sophistiqués superflus. Un peu plus loin, l’une d’entre elles se démarque. Des peluches, des jouets, un baume à lèvres, des crayons de maquillage et deux cadres renfermant la photo d’une petite fille ont été soigneusement posés sur cette tombe.

C’est celle de Rola Al-Mayali, une Irakienne de 7 ans, morte le 3 mars dans le canal de l’Aa, à hauteur de la commune de Watten, lors du naufrage d’une embarcation qui transportait la fillette, sa famille et quinze autres personnes. « C’était une demande de la famille de l’enterrer ici, se souvient Claire Millot, secrétaire générale de Salam, une association qui vient en aide aux migrant·es. À ma connaissance, elle est la seule exilée dont le corps repose dans ce cimetière. » Une information confirmée par la mairie de Grande-Synthe.

Selon la loi, toute personne qui meurt dans une commune a le droit d’y être enterrée. Dès lors, que sont advenus les corps des exilé·es mort·es ces dernières années à Grande-Synthe ? Le 4 février, un migrant y a encore été tué par balle. Ses obsèques ont eu lieu quatre mois plus tard au cimetière de Téteghem, dans les environs de Dunkerque, et non à Grande-Synthe, comme la loi le prévoit.

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La tombe de Rola Al-Mayali dans le cimetière de Grande-Synthe. © Photomontage Mediapart

« Ce n’est pas si simple, poursuit Claire Millot. Tout dépend de la volonté de la famille, si elle souhaite enterrer le défunt ici, en espérant obtenir une place dans un cimetière, ou si elle choisit de rapatrier le corps dans son pays d’origine par exemple. Des familles tiennent aussi à respecter des rites propres à leur religion dans des espaces funéraires adaptés dont ne disposent pas toujours les communes. » À titre d’exemple, très peu de villes du littoral disposent de carrés musulmans. Ce serait le cas uniquement à Boulogne-sur-Mer, Calais, Grande-Synthe et Téteghem.

L’embarras des maires


Pour trouver une place dans un cimetière, les familles s’en remettent surtout au bon vouloir des mairies. En cette fin de matinée de juin, Juliette Delaplace aide à distinguer les tombes de personnes exilées dans le cimetière nord de Calais. À vue d’œil, cette coordinatrice du Secours catholique en dénombre vingt-quatre, dont elle connaît parfois les parcours. On y trouve la tombe d’Aleksandra, morte lors d’une tentative de passage en mer. Là, celle de Yasser, fauché par une voiture après être sorti d’un camion pour l’Angleterre dans lequel il s’était caché. Des sépultures qui datent tout au plus de l’année dernière.

« Depuis environ un an, c’est de plus en plus difficile de trouver une place pour les migrants », explique Juliette Delaplace. La jeune femme fait partie de ce qui s’appelle le groupe « décès ». Créé il y a une vingtaine d’années, le groupe s’est véritablement structuré en 2017 en raison de la hausse du nombre de morts liées à la « bunkerisation » de Calais, à l’augmentation des risques pris par les migrant·es, notamment les traversées en mer, mais aussi des politiques de plus en plus répressives à leur égard.


"Ici c’était impossible de les accueillir, nos cimetières sont trop petits, on n’a malheureusement plus de place". Jean-Luc Dubaële, maire de Wimereux

Composé aujourd’hui d’une dizaine de personnes, membres d’associations locales ou simples militant·es, le groupe œuvre à la prise en charge des défunt·es, en veillant à ce que tous et toutes puissent être inhumé·es.

« L’existence de ce groupe et sa professionnalisation progressive témoignent de l’échec des pouvoirs publics sur cette question, déplore Juliette Delaplace. On observe un certain déni de la part des communes, jusqu’à parfois nous mettre des bâtons dans les roues. Quand les migrants ne sont ni décédés sur la commune ni n’ont aucun lien avec celle-ci, on est forcés de justifier notre demande, de préciser qu’ils sont morts à proximité pour optimiser les chances. »

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Brahim Fares, gérant de l’entreprise de pompes funèbres musulmanes de Grande-Synthe, Bab El Jenna. © Photo Simon Henry pour Mediapart

Chemise à motifs marron et mocassins aux pieds, Brahim Fares est le gérant de Bab El Jenna, une entreprise de pompes funèbres musulmanes de Grande-Synthe dont le nom est inscrit sur la majorité des tombes dans les carrés musulmans visités par Mediapart. « Par périodes », dit-il, il est sollicité par le groupe décès ou les familles des victimes pour démarcher les communes en vue de trouver une place dans un cimetière.

Brahim Fares n’hésite pas « à faire des prix » aux familles des migrant·es défunt·es. Les municipalités prennent en charge uniquement les obsèques des personnes non identifiées, qui sont alors inhumées dans le carré des indigents.

« Des villes ne veulent pas en accueillir », assène-t-il d’un ton tranchant, les yeux rivés sur son ordinateur. Selon lui, ce serait le cas de Wimereux, Boulogne-sur-Mer ou encore Grande-Synthe. « Ils accordent la priorité à leurs habitants. En même temps, si on enterre les gens n’importe où, je peux comprendre que ça puisse poser problème. » La mairie de Grande-Synthe répond de son côté « ne pas avoir connaissance de demandes récemment, et n’exclut pas d’y répondre favorablement, comme elle l’a fait pour la petite Rola ».

En attendant, Brahim Fares informe le groupe décès de chaque refus. « On prend alors le relais et on contacte à notre tour les mairies, reprend Juliette Delaplace. On négocie, on tente de mettre la pression pour qu’elles changent d’avis. » Dernier exemple en date, l’organisation des obsèques des migrants morts à Wimereux le 14 janvier. Cinq personnes ont péri en mer lors d’une traversée en small boat pour tenter de rejoindre l’Angleterre.

« La mairie de Boulogne-sur-Mer a d’abord refusé alors que leur carré musulman est vide, s’agace la chargée de mission du Secours catholique. Ils ont finalement accepté car on est revenus à la charge, mais cet épisode témoigne du forcing nécessaire pour faire valoir le droit à la dignité des personnes exilées jusque dans la tombe. » 

Quarante-quatre morts en un an


Dans son bureau, Jean-Luc Dubaële fait grise mine. Lunettes rondes, regard franc et chemise bleue ajustée, le maire de Wimereux paraît désabusé par les deux drames successifs qui ont frappé sa commune depuis le début de l’année. Le 24 avril, cinq autres migrant·es, dont une enfant de 4 ans, sont à leur tour morts en mer au large de cette ville côtière du Pas-de-Calais. « J’ai conscience de la difficulté des familles à enterrer leurs proches, confie l’édile. Ici c’était impossible de les accueillir, nos cimetières sont trop petits, on n’a malheureusement plus de place. La commune se renseigne d’ailleurs actuellement pour racheter un terrain dans le but de proposer de nouvelles places. »

Des places en cas de nouveaux drames ? « Le projet a d’abord été réfléchi pour les habitants de ma commune », corrige Jean-Luc Dubaële, un brin gêné. Mais le maire de Wimereux n’entend pas en rester là. « Cette question doit devenir une réelle préoccupation des élus. » Il prévoit prochainement d’organiser une rencontre avec des représentant·es des communes du littoral en vue d’exposer son idée : celle de réserver un terrain dédié aux sépultures des migrant·es au sein de la communauté d’agglomération du Boulonnais. « Ce serait un projet commun qui me semble plus optimal et cohérent pour apporter une solution à la situation actuelle, qui ne pousse pas à l’optimisme pour les prochaines années », explique-t-il.

C’est peu de le dire : en un an, au moins quarante-quatre personnes en exil ont perdu la vie sur le littoral, la période la plus meurtrière depuis 1999. Selon les données du Home Office, le ministère de l’intérieur britannique, un pic a été atteint le 1er mai : en une journée, 711 arrivées ont été signalées sur les côtes anglaises malgré l’adoption une semaine plus tôt de la loi permettant d’expulser vers le Rwanda les demandeurs et demandeuses d’asile entré·es illégalement.

Des chiffres qui témoignent de la détermination des personnes à se rendre coûte que coûte en Angleterre, mais qui incitent également les communes du littoral à se préparer à de nouveaux drames. « Concernant les problématiques futures, la question de la création d’un autre espace confessionnel au sein des cimetières est à l’étude », indique à Mediapart la mairie de Calais. De son côté, celle Grande-Synthe refuse de jouer les oiseaux de mauvais augure mais assure qu’elle sera « prête à s’adapter si la situation le nécessite ».

Article publié dans Mediapart, que vous pouvez trouver ici.