Demandeurs d’asile : au Royaume-Uni, une crise plus politique que migratoire

Le gouvernement a beau parler «d’invasion» et vouloir limiter les arrivées illégales, les chiffres montrent que le pays accueille peu de demandeurs d’asile par rapport à ses voisins européens.

Publié le 27 novembre 2022

Par Juliette Démas publié le 23 novembre 2022

Libération
Au centre d’accueil des migrants de Manston, près de Douvres, le 3 novembre. (Daniel Leal /AFP)

Des réfugiés qui arrivent en canots gonflables sur les côtes britanniques : depuis plusieurs années, l’image fait régulièrement la une des journaux britanniques de tous bords. Un record a été dépassé le 13 novembre : quelques centaines d’arrivées ont porté à 40 000 le nombre de personnes ayant traversé la Manche pour rejoindre le Royaume-Uni cette année. En 2021, le total s’élevait à 28 526. Le 24 novembre de cette année, il y a exactement un an, 27 candidats à l’exil, dont six femmes et une petite fille, se noyaient dans la Manche. En 2018, ils n’étaient que 299 à tenter le voyage. Londres vient donc de signer un nouvel accord avec la France, d’où partent ces canots. L’Etat britannique versera plus de 72 millions d’euros en 2022-20023. pour aider les autorités françaises à empêcher le départ des embarcations, en renforçant les patrouilles, les échanges d’informations et la coopération.

Le phénomène n’est pas nouveau, cet accord et l’aide financière ne sont pas les premiers. Mais alors que les chiffres grimpent, la rhétorique du gouvernement conservateur attise la haine de l’étranger et divise plus que jamais. La ministre de l’Intérieur, Suella Braverman, aux convictions à l’extrême droite, affirmait le 31 octobre  qu’il s’agissait d’une «invasion». Le jour précédent, un homme «motivé par une idéologie d’extrême droite» attaquait un centre d’accueil des migrants à Douvres. Et aux mots se joignent les images : le 3 novembre, Braverman visitait le centre d’accueil voisin de Manston, dans le Kent, débarquant en hélicoptère Chinook, un appareil militaire plus couramment utilisé sur les terrains de guerre ou pour les évacuations.

La crise est-elle vraiment si sévère, pour générer de telles réactions ? «Non», tranche sans hésiter Bridget Chapman, activiste installée dans le Kent qui organise des rassemblements en soutien aux réfugiés. Pour elle, ce ne sont pas les arrivées qui posent problème mais l’attitude du gouvernement. En effet, le chiffre de 40 000 traversées et de 63 000 demandes d’asile fait pâle figure par rapport aux données de l’Allemagne qui a enregistré plus de 190 000 demandes en 2021. « Même la France en reçoit deux fois plus que le Royaume-Uni, s’indigne Bridget Chapman. Il faut garder à l’esprit que les gens sont d’abord déplacés dans les pays proches de là d’où ils viennent : le Liban fait 4 % de la superficie du Royaume-Uni et accueille plus de 1,5 million de réfugiés. Ceux qui veulent rejoindre notre pays ont leurs raisons : ils ont de la famille ici, ils viennent des anciennes colonies…»

Selon le Refugee Council, qui s’appuie sur les chiffres du ministère de l’Intérieur, 91 % des personnes qui arrivent par la Manche viennent de dix pays présentant un danger pour les droits humains (Afghanistan, Iran, Syrie, Irak, Soudan, Yémen ou encore Erythrée). A leur arrivée, 98 % d’entre eux déposent une demande d’asile. L’Observatoire des migrations d’Oxford avance que le taux de validation de ces demandes a bondi en 2021, pour atteindre 72 % de réponses positives. Les réfugiés ont également la possibilité de passer en appel, et gagnent dans plus de la moitié des cas.

«Cruauté volontaire»

Pour Bridget Chapman, le basculement est arrivé au moment du Brexit. Avec la poussée du Ukip (United Kingdom Independence Party), parti nationaliste et eurosceptique alors dirigé parNigel Farage, le discours sur l’immigration se transforme, selon l’activiste : «Les gens se sont mis à utiliser des mots comme «afflux» ou «vague», et c’est devenu un des points clés du débat.» Pendant la campagne, Nigel Farage pose, tout sourire, devant une affiche montrant une file de réfugiés syriens pour inviter l’électeur à «reprendre le contrôle». Un montage qui fait scandale à l’époque, médias et politiques dénonçant «une campagne de propagande» raciste et «répugnante», inspirée de l’imagerie nazie. Mais le message, lui, reste.

«Le Ukip est devenu une force avec le potentiel de récupérer certains sièges conservateurs. Ceux-ci ont décidé de le neutraliser en occupant le même terrain, et ont repris ce langage négatif sur l’immigration», explique Bridget Chapman. En janvier 2016, l’année du référendum, le Premier ministre David Cameron parlait notamment d’un «déferlement» de migrants «entrant par effraction» dans le Royaume-Uni. «Il est maintenant trop tard pour que le gouvernement fasse volte-face, car ces voix leur sont nécessaires, estime l’activiste. On se retrouve donc prisonniers d’une minorité farouchement anti-immigration.» Pour elle, la déshumanisation des réfugiés, dont se défend mollement le gouvernement, est délibérée : «Si on ne voit pas ces gens comme des humains, il n’y a pas besoin de les traiter décemment.» Une «cruauté volontaire» de la part d’élus, qui «pensent que si les conditions d’accueil des migrants ont la réputation d’être mauvaises, ils seront moins nombreux à venir».

«Les gens vont continuer à mourir dans la Manche»

Que penser alors des chiffres qui doublent, et du système d’accueil débordé ? Car il n’est désormais pas rare qu’un millier de personnes débarquent en une journée dans le Kent, et le centre de Manston, conçu pour accueillir un maximum de 1 600 personnes, a été épinglé pour abriter près de 4 000 réfugiés dans des conditions indignes. Les routes légales ont été peu à peu fermées par l’Etat britannique et la traversée est parfois le seul moyen de rejoindre le Royaume-Uni, même pour rejoindre sa famille. «Avant, les gens arrivaient par camion et s’éparpillaient. Les bateaux sont bien plus visuels», souligne Bridget Chapman. Autre problème : le système de traitement des demandes d’asile est ralenti par un manque d’investissements et de personnels.

En juin, il y avait donc plus de 127 000 dossiers en attente de réponse. Moins d’un tiers des dossiers sont traités en six mois, et certaines familles attendent déjà une réponse depuis trois ans. Le nombre de places d’accueil vient donc à manquer, et l’administration n’a d’autre choix que de réserver des chambres d’hôtel, une solution inadaptée et coûteuse – 6,8 millions de livres (7,8 millions d’euros) par jour en octobre, selon la ministre de l’Intérieur. Le Refugee Council estime que le coût des demandeurs en attente depuis plus de six mois s’élevait à 220 millions de livres (253 millions d’euros) en 2021. L’immense majorité des candidats reçoit pourtant une réponse positive. Les associations s’agacent de voir le gouvernement dépenser 140 millions de livres (160 millions d’euros) dans son projet d’envoyer les demandeurs d’asile au Rwanda, pour l’instant au point mort. Une fraction de la somme aurait suffi à rendre le processus de demande d’asile plus rapide.

Malgré une politique dissuasive, «les gens vont continuer à arriver, et les gens vont continuer à mourir dans la Manche », déplore Bridget Chapman. Le drame d’il y a un an, du naufrage d’un canot pneumatique sur lequel avaient embarqué une trentaine de personnes, ne laissant que deux survivants, a marqué les esprits. L’enquête sur les circonstances du drame, publiée par le Monde, a révélé que les secours français comme anglais n’ont pas répondu aux appels au secours et qu’aucun moyen de sauvetage ne leur a été envoyé. «On espérait que cette tragédie change l’attitude du gouvernement», se rappelle-t-elle. Elle attend toujours.