Des réfugiés à la merci des algorithmes
Des réfugiés à la merci des algorithmes
Drones qui survolent des camps d’exilés, scanner d’empreintes digitales, détecteurs de mensonges… En l’absence de cadre légal, les expérimentations menées aux frontières européennes sont de plus en plus intrusives. Ce qui inquiète eurodéputés, avocats et ONG.
Clément Le Foll et Clément Pouré
31 juillet 2022 à 18h09
C’est un terrain de basketball extérieur au sol ocre tranché par des lignes blanches et un filet de volley-ball. Une aire de jeux multisports en apparence banale, exception faite des barbelés qui la clôturent et des caméras qui la surveillent. Construite à Samos, île grecque à quelques kilomètres de la frontière turque, l’aire trône au milieu d’un immense camp de réfugié·es où les corps en exil sont sous surveillance permanente.
Des dizaines de caméras quadrillent les terrains de sport. D’autres les zones de jeux pour enfants. Certaines, thermiques, donnent l’alerte au moindre mouvement suspect. Des agent·es sur place interviennent ensuite, équipé·es de lunettes de réalité augmentée.
« Je travaille sur les migrations depuis dix ans et Samos est vraiment le camp du techno-solutionnisme, confie Petra Molnar, avocate et anthropologiste du Refugee Law Lab, qui a pu s’y rendre à deux reprises. On a la sensation d’être en permanence observé. Il y a des détecteurs d’empreintes digitales, un drone qui survole parfois la zone. Les réfugiés sont à une heure de toute aide médicale ou d’un rendez-vous avec leur avocat. C’est de la ségrégation. »
Financé à hauteur de 43 millions d’euros par l’Union européenne (UE), encensé en octobre 2021 par Gérald Darmanin en visite à Athènes, Samos fait figure d’exemple. Quelques mois plus tard, deux autres camps de ce type ont vu le jour sur les îles de Leros et Kos. Encore une fois, l’UE a mis la main à la poche : 121 millions d’euros. Deux autres sont prévus à Lesbos et Chios.
La salle de contrôle des systèmes de caméras à Nea Vyssa, en Grèce, surveillant la frontière avec la Turquie, en juin 2021. © Photo Nicolas Economou / NurPhoto via AFP« Ces centres sont fermés sans aucune raison valable, c’est une privation de liberté, dénonce l’eurodéputé EELV Damien Carême. J’avais moi-même reçu un carton d’invitation du ministère de l’intérieur grec pour en visiter un, comme si c’était un parc d’attractions. » La nouvelle étape, surtout, d’un long processus de militarisation des frontières européennes.
Comme à Calais , l’Europe, depuis 2015, se barricade. Frontex en est le symbole. Fondée en 2004 pour aider les pays européens à sécuriser leurs frontières, l’agence européenne de gardes-frontières et de garde-côtes est devenue une usine à gaz de la traque des réfugiés. Alors qu’il plafonnait à 6 millions d’euros en 2005, son budget 2022 est de plus de 757 millions d’euros. Depuis 2016 et un élargissement de ses fonctions, elle joue désormais un rôle dans la lutte contre la criminalité transfrontalière.
Où va l’argent de Frontex ? Dans les rémunérations des agent·es qui surveillent les frontières, mais aussi dans de nombreux gadgets technologiques. Largement investie dans Horizon 2020 puis Horizon Europe, deux programmes d’innovation européens de premier plan, l’agence finance le développement de nouvelles technologies de pointe comme Nestor, un système de surveillance « pré-frontière » reposant sur la captation et l’analyse d’images thermiques, ou Promenade, qui promet de croiser intelligence artificielle et big data pour détecter automatiquement des navires.
Reconnaissance émotionnelle
Une politique de longue date de la Commission européenne : en 2016, elle a financé à hauteur de 4,5 millions le controversé projet iBorderCtrl, aujourd’hui arrêté. Ce détecteur de mensonges installé dans les aéroports de Lituanie, de Hongrie et de Grèce posait des questions aux passager·ères et scannait les micro-expressions de leur visage. Selon leurs réponses, elles et ils étaient orienté·es vers des contrôles supplémentaires. Un projet basé sur la reconnaissance émotionnelle, dont la fiabilité est largement contestée, comme le détaille Amnesty International.
Notamment déployé sur l’île de Kos, où se trouve l’un des camps de réfugié·es grec, le programme Roborder envisage, lui, le recours à des robots mobiles capables de surveiller les espaces aérien, terrestre, marin et sous-marin. « Des projets comme Roborder sont muets sur le recueil des données biométriques, la conservation des données, leur durée de conservation, leur accès qui ne semblent guère préoccuper les initiateurs de ces dispositifs très intrusifs », analyse l’avocat spécialiste du numérique Thierry Valat.
Frontex utilise déjà des drones : actuellement stationné à Malte, l’un d’entre eux scrute presque quotidiennement les eaux libyennes à la recherche de la moindre embarcation. Un autre est actuellement déployé en Crête.
Ces technologies coûtent la vie aux réfugié·es qui tentent d’atteindre l’Europe par bateau.
Özlem Demirel, eurodéputée allemandePlusieurs avions ou bateaux grecs, néerlandais ou italiens effectuent également des missions de surveillance de leurs côtes pour Frontex. L’agence ne compte pas s’arrêter là. En 2020, Frontex a commandé au think tank RAND Europe, qui travaille également pour plusieurs ministères européens, un copieux rapport sur l’usage potentiel de l’intelligence artificielle (IA) aux frontières. Sur 167 pages, les auteurs expliquent notamment comment, en se basant sur des données spatiales, l’IA et les algorithmes pourraient générer des analyses prédictives des trajets que pourraient emprunter les réfugié·es qui tentent de traverser les frontières.
« Ces technologies coûtent la vie aux réfugié·es qui tentent d’atteindre l’Europe par bateau. Si nous n’avions pas les volontaires de Sea-Watch, Sea-Eye, Open-Arms, Mission-Lifeline, SOS-Méditerranée… presque personne ne leur porterait secours, déplore l’eurodéputée allemande Özlem Demirel. La surveillance des frontières de l’UE semble avoir pour objectif principal l’organisation de refoulements ou de retraits illégaux, par exemple par les soi-disant garde-côtes libyens. » Un récent rapport du Haut-Commissariat des Nations unies aux droits de l’homme et un autre d’Amnesty International documentent le destin des exilé·es retournant vers la Libye après une traversée infructueuse : violences, viols, tortures…
Malgré son budget pharaonique, Frontex est à la dérive. Selon une enquête publiée par Le Monde et Lighthouse Reports, l’agence européenne aurait renseigné entre mars 2020 et septembre 2021 des renvois illégaux de migrants interceptés dans les eaux grecques vers la Turquie comme des « opérations de prévention ». Ces éléments, couplés à un rapport de l’Office européen de lutte antifraude (Olaf) faisant état de violations des droits humains, ont abouti au printemps au renvoi du directeur historique de Frontex, le Français Fabrice Leggeri.
Pour l’avocate et chercheuse Petra Molnar, la multiplication de ces projets de surveillance vient notamment de l’absence de cadre législatif européen concernant les technologies de surveillance. « Hormis le RGPD, il n’y a rien et les entreprises se cachent derrière le fait qu’il s’agit de projets pilotes. » Publié par la Commission européenne en avril 2021, un premier jet de l’Artificial Intelligence Act prévoit de classer les technologies de surveillance selon leur impact sur les citoyens. Cette première version n’interdit cependant que le recours au crédit social et la reconnaissance faciale en temps réel dans les lieux publics.
La reconnaissance d’émotions utilisée dans le cadre du projet iBorderCtrl n’y est pas prohibée, alors que de nombreux amendements, dont certains allant dans ce sens, sont actuellement examinés. Dans un communiqué alertant sur les enjeux liés à cet AI Act, l’ONG Statewatch révélait également que depuis 2007 l’Union européenne avait dépensé 341 millions dans des projets liés à l’intelligence artificielle aux frontières. Les entreprises privées, qui ont reçu 163 millions de financement, en sont les principales bénéficiaires. Parmi les sociétés les plus impliquées, des fleurons de l’industrie française et européenne : Idemia, Thales ou Airbus…