En Pologne, les forces armées pourront ouvrir le feu sur les exilés en toute impunité

Mediapart, Nejma Brahim 19 juillet 2024 à 12h09

Publié le 12 août 2024

Une loi en ce sens a été votée le 12 juillet pour répondre aux arrivées de personnes migrantes par la frontière polono-bélarusse, où un mur de barbelés avait commencé à être érigé en 2022 pour être achevé en 2023, et court sur une centaine de kilomètres.

La nouvelle fait froid dans le dos. La Pologne a voté, le 12 juillet, une loi permettant aux forces armées, incluant les gardes-frontières, de tirer sur les personnes exilées qui pourraient tenter de rejoindre le territoire via le pays voisin, le Bélarus. Depuis plusieurs années, cette route migratoire voit passer des centaines, voire des milliers de personnes migrantes qui espèrent rejoindre le reste de l’Union européenne, et a son lot de drames et d’instrumentalisations.

Fin 2021, Alexandre Loukachenko, président-dictateur bélarusse, a ainsi décidé d’« ouvrir les vannes » pour permettre à plusieurs milliers d’exilé·es venu·es d’Irak, de Syrie, du Liban, du Yémen ou encore d’Afrique de l’Ouest de transiter par son pays pour tenter de franchir ensuite la frontière avec la Pologne. Les images de femmes, d’hommes et d’enfants massés à la frontière en plein hiver, dans des conditions indignes, avaient alors fait le tour du monde.

Depuis, la Pologne a érigé un mur d’acier recouvert de barbelés, long de près de 200 kilomètres, pour, pense-t-elle, se « protéger » de l’arrivée des migrant·es, avec le concours de gardes-frontières déployés le long de cette clôture haute de cinq mètres. Depuis la stratégie d’instrumentalisation adoptée par Loukachenko et la construction du mur, de nombreuses violations des droits des exilé·es, et en particulier des demandeurs et demandeuses d’asile, ont pu être constatées par les ONG, dont Amnesty International.

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La frontière polono-bélarusse où un mur de barbelés est érigé, en juin 2024. © Photo Maciej Luczniewski / NurPhoto via AFP

Dans un rapport rendu public au printemps 2022, cette dernière pointait les violences et « traitements inéquitables » infligés aux demandeurs et demandeuses d’asile ayant franchi la frontière depuis le Bélarus – parfois sous la contrainte des gardes-frontières bélarusses –, tantôt refoulé·es de manière illégale par les Polonais, tantôt enfermé·es dans des centres de détention surpeuplés, sans même pouvoir mener leurs démarches pour tenter d’obtenir l’asile.

Désormais, il ne s’agira pas de simple refoulement – pratique déjà illégale au regard du droit international – mais bien de la possibilité d’ouvrir le feu, sur les personnes exilées, sans que les forces armées puissent être tenues responsables sur le plan pénal. Officiellement, la loi vise, « en temps de paix » (le contexte est mentionné à neuf reprises dans la loi), à « améliorer les activités des forces armées de la République de Pologne, de la police et des gardes-frontières en cas de menace pour la sécurité de l’État ».

Permis de tuer


« Ne commettra pas d’infraction un policier, un garde-frontière ou un soldat de la police militaire qui, en violation des règles relatives à l’usage de mesures de coercition directe ou d’armes à feu en cas d’attaque directe et illégale contre l’inviolabilité de la frontière de l’État, utilise ces mesures ou armes à feu », peut-on lire dans le texte de loi. Parmi la liste des motifs donnant droit d’ouvrir le feu, le simple fait de « s’échapper » ; ce que peuvent faire un certain nombre de migrants lorsqu’ils se sentent en danger ou désespérés.

Ce qui s’apparente à un permis de tuer officialisé aux portes de l’Europe caractérise pour Artur Kula, avocat à Varsovie, la « continuité » des politiques déjà mises en œuvre à la frontière depuis la crise de 2021, qu’il a suivie dans la durée. « Depuis que nous avons ce nouveau gouvernement, soit décembre 2023, nous avons observé des messages assez inquiétants », relève cet observateur, qui évoque une « rhétorique guerrière » derrière un « écran de fumée » laissant croire à l’« humanitarisme ».

"Le récit qui émerge, c’est qu’on n’est plus face à des réfugiés mais à des gangs. C’est ainsi qu’on déshumanise les gens" - Seba, militant anarchiste et solidaire des exilés

Il ne s’agit pas seulement de l’impunité accordée aux forces armées, insiste-t-il, bien que celle-ci soit « cruciale », mais aussi du signal envoyé à la population. « Je crains que nous entrions peu à peu dans une logique de guerre. On nous fait comprendre que nous devons nous préparer à une situation dans laquelle les soldats devront tirer. » Dans cet imaginaire, poursuit-il, le nouvel ennemi, ce ne sont pas seulement les réfugié·es mais aussi « la Russie ». Une évolution « extrêmement importante car elle explique le soutien social élevé » dont bénéficie la loi.

Seba, un militant anarchiste qui se rend régulièrement à la frontière pour sauver des vies dans la forêt depuis 2021, y voit une « propagande qui fonctionne ». « Le récit qui émerge, c’est qu’on n’est plus face à des réfugiés mais à des gangs. C’est ainsi qu’on déshumanise les gens », regrette-t-il, évoquant un gouvernement soi-disant de gauche, composé « en réalité de néolibéraux très conservateurs », qui construisent « des murs de plus en plus hauts ».

Ses amis et lui ont pu constater les abus répétés des forces armées polonaises à la frontière, et les morts que ceux-ci ont engendrés. Sur des clichés qu’il nous fait parvenir, les pieds et les mains des migrants sont déchiquetés par les barbelés, certaines plaies sont infectées, tandis que le regard des personnes interpellées est meurtri.

« Là, c’est comme si on donnait un permis de tuer à des gens qui sont aveuglés par la haine. Permis de tuer des personnes qui fuient la guerre ou les persécutions, qui cherchent à améliorer leurs conditions de vie… »

Comment a-t-on pu en arriver là ? « Il s’agit peut-être uniquement de politique, ou d’une haine envers les étrangers alimentée par la peur. Mais ce qu’il faut retenir, c’est qu’on parle de vies humaines », complète Seba. Pour l’eurodéputé Damien Carême, c’est le « crescendo des politiques migratoires européennes », avec une obsession qui ne fait que grandir : « empêcher les exilés d’entrer en Europe ». « Cette loi montre qu’on y met n’importe quels moyens aujourd’hui. »

L’eurodéputé s’est rendu à la frontière polono-bélarusse en janvier dernier, après la nomination de Donald Tusk comme premier ministre. « Nous l’avons interpellé dans un courrier avec une eurodéputée polonaise, mais nous n’avons jamais eu de réponse. Le changement de gouvernement ne changera pas grand-chose. »

Sur la question des droits des femmes, la Pologne a également montré un visage sombre ces derniers jours : le Parlement a rejeté, le 12 juillet, une proposition de loi visant à décriminaliser l’aide à l’avortement.

Reste à savoir quels leviers législatifs pourraient permettre de contester cette loi en particulier, qu’il juge « contraire aux conventions internationales ». « Je ne peux pas imaginer qu’on laisse ce genre de pratiques s’installer dans un État européen. On ferme déjà les yeux sur les push-back [les refoulements – ndlr] ou sur les 26 000 morts en Méditerranée ; mais tirer sur les migrants, c’est inconcevable. »

Pour l’avocat Artur Kula, « c’est peut-être le moment de se demander ce qu’est l’UE et ce que nous voudrions qu’elle soit. Il ne s’agit pas de quelques eurocrates à Bruxelles mais avant tout des citoyens ». Et de celles et ceux qui viennent frapper à sa porte pour s’y établir, même sans en avoir la citoyenneté, conclut-il.

Nejma Brahim. Article initialement publié sur Mediapart et disponible ici.