Flambée de violences à Loon-Plage

Depuis fin août, douze tentatives de meurtre ont eu lieu dans le camp d’exilés de cette commune du Nord. Selon les associations, il s’agit d’une des conséquences de la «professionnalisation» des passeurs, sur fond d’explosions du nombre de traversées...

Publié le 9 octobre 2022

Gurvan Kristanadjaja et Sheerazad Chekaik-Chaila, pour Libération, publié le 16 septembre 2022.


Flambée de violences à Loon-Plage: des migrants à la merci des réseaux

Depuis fin août, douze tentatives de meurtre ont eu lieu dans le camp d’exilés de cette commune du Nord. Selon les associations, il s’agit d’une des conséquences de la «professionnalisation» des passeurs, sur fond d’explosions du nombre de traversées pour rejoindre l’Angleterre.

On y entre en enjambant la glissière de sécurité d’une voie rapide, quelque part entre Grande-Synthe et Loon-Plage (Nord). De l’autre côté de la rampe, la terre est devenue un escalier naturel à force de passages pour descendre sous le pont de la dérivation du canal de Bourbourg. Le camp de Loon-Plage s’étend en contrebas, sur plusieurs kilomètres de buissons et de forêt. Ce sont plus de 500 personnes qui vivent ici dans des conditions précaires en attendant de traverser la Manche pour trouver une vie meilleure en Angleterre.

«Il ne faut pas rester, c’est dangereux. Il y a beaucoup d’armes ici», accueille d’emblée un Algérien, assez sec, cheveux longs tirés sous une casquette à l’envers. Ces derniers mois, le campement est le théâtre de nombreux règlements de comptes. Depuis fin août, douze tentatives de meurtre ont été officiellement recensées, les deux dernières en date sur la seule journée du 7 septembre. Un Kurde, un Erythréen et un Ethiopien ont été gravement blessés par balle. Jeudi, le parquet de Dunkerque a indiqué que l’exilé de nationalité érythréenne était depuis décédé. Une enquête a été ouverte pour «tentative d’homicide en bande organisée», «homicide en bande organisée» et «association de malfaiteurs». La préfecture du Nord n’a, de son côté, pas souhaité commenter. «Il y a en a eu beaucoup [de fusillades] pour garder le territoire. C’est un business, affirme un autre homme assis près du canal, Algérien d’une trentaine d’années lui aussi. Des fois, tu marches et puis, tu trouves un cadavre dans la forêt.»

Selon les associations présentes sur place, ces affrontements sont en partie la conséquence de la «professionnalisation» des réseaux de passage sur le territoire. Jusqu’en 2018, les exilés cherchaient à traverser principalement en entrant dans des camions près du tunnel qui traverse la Manche. Depuis, les moyens de sécurité ont été renforcés aux abords des routes et ces quatre dernières années, les filières de small boats (des petites embarcations pneumatiques) sont fortement plébiscitées. Les réseaux, surtout tenus par des Kurdes, sont très organisés et font venir le matériel directement de Chine, selon les derniers éléments communiqués par le ministère de l’Intérieur.

Résultat, depuis le début de l’année, 28 550 traversées ont déjà été comptabilisées sur le littoral nord par le ministère britannique de la Défense, soit plus que pour toute l’année 2021, qui constituait déjà un record. La recrudescence de ces passages crée des tensions. «Ce genre de fusillades, ce n’est pas nouveau, mais cette fois l’essentiel est lié aux passeurs, estime François Guennoc, un des responsables de l’Auberge des migrants et un des bénévoles historiques du littoral nord. Ce sont parfois des conflits entre des réseaux, pour des logiques de territoire. On le constate, il y a de plus en plus d’offres, cet été on a vu 27 bateaux partir en une journée. D’autre fois, ils tirent pour écarter certains exilés : quand un bateau part, des gens essayent de monter sans payer, ils sont ensuite pris pour cible.» «Cette violence existe en effet depuis longtemps, mais elle se réinstalle comme à la grande époque” de la “jungle” de Calais, car la part financière est belle pour les réseaux», note de son côté Yann Manzi, de l’association Utopia 56.

«Sans soutien psychologique»

Au sein de l’accueil de jour du Secours catholique à Calais, Juliette Delaplace, chargée de mission au sein de l’association, a vu débarquer plusieurs de ces exilés, blessés par balle. «Ils ont été pris en charge par la police et l’hôpital, mais depuis, ils sont de nouveau dehors, sans tente ni duvet. Ils sont traumatisés et sont laissés sans soutien psychologique et dans une détresse matérielle…» Selon elle, ces fusillades sont également «les conséquences des politiques» menées par les gouvernements britanniques et français. Il y a un an déjà, le mois d’août avait été propice à de nombreuses traversées, la météo favorable aidant. A la rentrée, on frôlait l’incident diplomatique, le ministre de l’Intérieur français, Gérald Darmanin, et son homologue britannique s’accusant mutuellement de ne pas prendre suffisamment de mesures pour endiguer le phénomène. Avant d’annoncer finalement en grande pompe le renforcement des moyens de lutte contre les réseaux avec le déploiement d’équipes des forces de l’ordre équipées de matériel sophistiqué. Depuis, paradoxalement, les traversées battent tous les records et les filières semblent prospérer. «Plus il est difficile de passer, plus il y a de l’argent en jeu. Ces réseaux sont encouragés par le renforcement de la frontière car les personnes n’ont pas d’autre choix que de recourir à leurs services. Sans compter qu’ils sont plus vulnérables car désormais en proie à des réseaux», tente d’analyser Juliette Delaplace.

Les deux Algériens, eux, se disent tranquilles. Echoués du droit d’asile français, candidats à l’Angleterre, ils sont devenus petites mains de passeurs. «Ils ont besoin de nous, on est comme des guides, dit le plus rond des deux. Nous, on peut faire la traversée en bateau parce qu’on l’a déjà fait entre l’Algérie et l’Espagne.» Il poursuit : «On est en France depuis 2018, on travaillait, on a fait toutes les démarches pour avoir des papiers… La France a refusé, la France nous a dit “dégage” !» Il lève son majeur et regarde ailleurs. Un groupe sort du bois, emmené par un jeune homme robuste aux cheveux aussi noirs que son regard. Les deux Algériens le désignent comme l’un de ces voyagistes de la misère. Derrière lui, une colonne de plusieurs dizaines garçons qui, pour la plupart, ont l’air d’être sortis depuis peu de l’adolescence, le suit d’un pas rapide, un simple sac sur le dos ou à la main. «Stop, stop !» hurle quelqu’un à l’arrière pour ralentir le cortège. Le groupe, conséquent, s’arrête quelques secondes sur le pont, se rassemble avant de reprendre sa course accélérée vers l’imminence d’un départ pour l’Angleterre.

Au camp de Loon-Plage, des groupes vont et viennent par plusieurs dizaines, à intervalles réguliers, toujours guidés par des hommes au visage fermé et au pas pressé. Des familles arrivent. Les adultes portent des garçons, des fillettes et des bébés pour descendre l’escalier de terre. Ils ne ressemblent pas au groupe de jeunes hommes partis quelques minutes plus tôt. Eux sont plus blancs, les cheveux châtain clair. Ils retournent vers le bois du Puythouck, où sont cachées des dizaines de tentes et de bâches pour s’abriter de la pluie. Ici, tout ou presque doit s’acheter. «Les gens payent leur place. Ils payent pour avoir leur tente avec deux ou plusieurs places et leur passage, renseigne l’un des sans-papiers algériens. Alors, ils restent même si c’est dangereux, même s’ils sont avec des bébés.» Les conditions de vie, aggravées par les expulsions massives et régulières organisées par l’Etat, ne les dissuadent pas non plus. Après les deux fusillades du 7 septembre, le camp avait été évacué par les autorités qui y avaient comptabilisé 700 personnes. Comme c’est souvent le cas sur le littoral nord, il s’est reformé en quelques heures à peine. Avant d’être de nouveau démantelé jeudi, à l’aube. Ce lieu est évacué «très régulièrement» pour éviter «des nouvelles tensions», a indiqué le parquet de Dunkerque. «Ces opérations se font sous couvert de mise à l’abri, mais on se retrouve avec plusieurs familles qui ne peuvent pas en profiter parce qu’il n’y a pas assez de place et à qui on a pris tout le matériel. Elles se retrouvent de nouveau sur ce terrain», précise-t-on du côté d’Utopia 56 à Grande-Synthe. Selon les associations présentes sur place, de nouvelles tentes se sont réinstallées ce vendredi.

«C’est plus que la misère»

Les exilés les plus pauvres doivent patienter longtemps dans ces lieux avant de parvenir à passer côté britannique (parfois une année, voire deux) faute de pouvoir payer la traversée. Quand le désespoir s’installe, ils prennent plus de risques encore. Dans la soirée du 8 septembre, des véliplanchistes ont signalé au centre régional opérationnel de surveillance et de sauvetage (Cross) la présence dans l’eau froide d’un nageur en difficulté au large de la plage de Sangatte. «Ce dernier était accroché à des bidons pour l’aider à flotter et tentait probablement de traverser la Manche à la nage», décrit la préfecture maritime de la Manche et de la mer du Nord dans une de ses alertes, devenues quasi quotidiennes, de sauvetage de personnes exilées. Dans ce contexte, les associations craignent qu’un nouveau drame ne se produise dans la Manche, comme en novembre 2021.

«On dit que ces personnes veulent à tout prix aller en Angleterre, mais il faut comprendre pourquoi. Pour une minorité, c’est un vrai projet. Mais pour la grande majorité, ils ont dû faire face à un rejet en Europe continentale, le manque d’accueil pousse les gens à tenter leur chance ailleurs», regrette François Guennoc, de l’Auberge des migrants. «La résolution de tout ça, c’est le changement des traités. On ne peut plus passer à côté d’une régularisation des sans-papiers», défend Yann Manzi d’Utopia 56. En attendant, à Loon-Plage, les conditions de vie risquent encore de se dégrader dans les prochaines semaines avec l’arrivée de l’automne. «C’est plus que la misère. Il n’y a rien : pas d’électricité, pas d’eau, s’écrit l’un des deux compères algériens. Il commence à faire froid le soir, personne ne veut rester. Tout le monde veut vite traverser la mer.»