« Il voulait juste traverser la Manche » : les proches de disparus d’un naufrage exigent des réponses (Mediapart)

Maël Galisson et Maïa Courtois. 19 novembre 2024

Publié le 20 novembre 2024

Officiellement, le 23 octobre, trois exilés ont trouvé la mort dans la Manche. Mais treize personnes restent portées disparues, ce qui pourrait en faire le pire naufrage de l’année, dans le secteur. Leurs proches restent en attente d’un corps, et de réponses de la part des autorités françaises.

Calais (Pas-de-Calais).– Une frêle silhouette pénètre dans le salon de La Margelle, cette maison d’accueil gérée par des citoyennes solidaires qui offre un répit aux exilés bloqués à la frontière à Calais. Osama Ahmed, 20 ans, le visage fermé, s’avance sans bruit. Pris de tremblements, il s’assoit sur le canapé. Derrière lui, le mur du salon est tapissé de dessins, sur lesquels se mêlent drapeaux de la Syrie révolutionnaire, de l’Afghanistan ou de l’Iran. Autant de traces laissées par des habitants passés par la maison. 

« Je tremble comme ça depuis le naufrage », lâche-t-il, presque en s’excusant. Le jeune Syrien d’Alep a survécu au terrible accident en mer survenu le 23 octobre au large de Calais, au cours duquel trois personnes sont mortes et au moins treize sont portées disparues. Son père, Ahmed Ahmed, qui se trouvait à ses côtés sur le zodiac, est l’un de ces disparus. « Mon moral est au-dessous de zéro, je suis à bout, se confie-t-il, depuis cette nuit-là, mon corps est en vie, mais je n’ai plus d’âme»

Près de quatre semaines après le naufrage, Osama reste sans nouvelles de son père. « Je me sens abandonné, souffle-t-il. À plusieurs reprises, je me suis rendu auprès des autorités, mais je reste seul avec mes questions» Une attente insurmontable que le jeune exilé syrien n’est pas le seul à endurer. Des proches, en Europe et ailleurs dans le monde, s’inquiètent de savoir ce que sont devenus leur frère, leur neveu ou leur ami, qui ont embarqué sur ce zodiac cette nuit-là.  

WhatsApp Image 2024-11-20 at 11.59.51
Calais, le 15 novembre 2024. Osama, un Syrien de 20 ans originaire d’Alep, fait partie des survivants du naufrage survenu le 23 octobre 2024. Depuis cette nuit, Osama est sans nouvelles de son père, Ahmed Ahmed. © Photo Valentina Camu pour Mediapart

Ali Salama, 40 ans et originaire de Homs, en Syrie, était un des passagers de l’embarcation. « Son frère [qui réside au Royaume-Uni – ndlr] a perdu le contact avec Ali, il ne répond plus aux messages, raconte Adnan*, son cousin, qui vit aux Pays-Bas. On espère vraiment qu’il est vivant et qu’il va revenir vers sa famille, il a des enfants très jeunes, le plus grand n’est âgé que de 11 ans. » Depuis le naufrage, la famille, éparpillée entre l’Europe et la Syrie, est sous le choc. « Chaque jour, je meurs », se désole Adnan.  

La Grande-Bretagne comme dernier recours


À Bruxelles, cinq amis d’une vingtaine d’années s’adossent à une table en bois, dans un parc tapissé de feuilles d’automne. C’est là que leur groupe a l’habitude de se retrouver chaque week-end. Mais depuis un mois, une place reste vide autour de la table. Celle d’Amanuel, un jeune Éthiopien de 21 ans. « C’était mon meilleur ami », introduit Mareg, les mains appuyées sur les épaules de ses camarades. 

Mareg, Amanuel et les autres se sont rencontrés en Libye. Au milieu d’un de ces centres de détention où des milices retiennent et torturent des exilés d’Afrique subsaharienne pour réclamer aux familles des rançons. « Nous étions presque deux mille personnes, dormant à même le sol », raconte le groupe d’amis. Tous encerclés de murs si hauts « qu’il n’y avait aucune chance de passer par-dessus ». Une solidarité est née entre eux, là-bas, qui ne les a jamais quittés. 


"Vous survivez à la Libye, mais l’Europe brise votre chance. Il n’avait pas d’autre choix que de partir." - Mareg, ami d’un disparu

Mareg est le premier à avoir pu sortir du pays, après que sa famille a payé la rançon suffisante. Ses amis ont suivi un à un. Amanuel, lui, est resté en prison durant trois ans. Il en sort en 2021 et après avoir traversé la Méditerranée il retrouve ses amis à Bruxelles. « Il répétait : “Je ne veux plus traverser aucune mer” », se souvient Mareg. 

Mais contrairement à Mareg et John, la Belgique a refusé la demande d’asile d’Amanuel. Le couperet est tombé en septembre 2024. Les autorités lui ont donné trente jours pour quitter le territoire. « Après trois ans ici, ce n’est pas humain. Amanuel a fait une grave dépression. Je lui proposais d’aller faire un foot ensemble, je lui disais “tout finira par s’arranger”. Mais il se renfermait », soupire Zakaryas.

WhatsApp Image 2024-11-20 at 12.18.52
Hayelom, Ali Salama, Amanuel, et Ahmed Ahmed ont tous disparu lors du naufrage du 23 octobre 2024. © Photomontage Mediapart

« Vous survivez à la Libye, mais l’Europe brise votre chance. Il n’avait pas d’autre choix que de partir », conclut Mareg. Depuis le Brexit, le Royaume-Uni est devenu l’une des seules portes de sortie pour les déboutés de l’asile en Europe. 

Des proches en quête de réponses


Osama et son père désiraient également rejoindre le Royaume-Uni. Avec la mère d’Osama et ses cinq frères, ils avaient rejoint Izmir, dans l’ouest de la Turquie, en 2013 pour fuir la guerre civile ravageant la Syrie. En Turquie, la famille a essayé de reprendre un semblant de vie normale. Mais ces dernières années, « la Turquie n’accepte plus les Syriens et les expulse de plus en plus souvent en Syrie, déplore Osama, il y a beaucoup de racisme de la part des jeunes Turcs ».

Les proches d’Ali Salama racontent qu’il avait le même projet. Ils le savaient à Calais, après avoir quitté la Syrie au printemps dernier et rejoint la Libye, puis l’Italie. « Ali avait l’intention de traverser la Manche pour aller en Angleterre, mais nous ignorions quand il allait tenter », explique son cousin Adnan. « C’est en regardant une chaîne de télé anglaise que nous avons appris le naufrage. »

À l’inverse, depuis la Suède, Amna*, la sœur de Hayelom, un autre disparu du 23 octobre, est restée « en contact rapproché avec lui jusqu’au soir même du départ ». À 23 h 08, son frère lui écrit : « Habibti [« ma chérie » – ndlr], nous ne sommes pas encore partis. » Puis, à 3 h 21 : « Nous avons atteint la plage. » Ce n’est que le lendemain matin, à son réveil, que cette mère de trois enfants découvre ces messages. Elle tente de le joindre, mais ses appels sonnent dans le vide.

Dans la bande d’amis de Bruxelles, Mareg a reçu un coup de téléphone depuis Calais, alors qu’il travaillait de nuit comme technicien de maintenance dans l’automobile. « Quelqu’un à qui je n’avais jamais parlé m’a dit : “Amanuel est mort en mer.” J’ai tiré le signal d’urgence, j’ai stoppé toutes les machines. J’ai pris une pause et j’ai appelé tout le monde. On n’arrivait pas à y croire. »

Il y a encore quelques jours, John partageait un plat de pâtes avec lui dans un restaurant. « On s’était dit “Ciao ! À la prochaine !” » Il n’avait parlé à personne de son départ pour Calais. « Il ne voulait pas nous inquiéter, suppose Mareg. Il voulait juste traverser la Manche. Il nous aurait appelés en arrivant. » Mareg marque un silence. Autour de lui, John, Zakaryas, Zubyer et Amir ont les visages fermés. « C’est la faute de la Belgique s’il nous manque aujourd’hui»

Le silence des autorités


Depuis le 23 octobre, neuf corps ont été recrachés par la Manche sur les plages du littoral. Les procédures d’identification sont en cours : le procureur de Boulogne-sur-Mer chargé des investigations sur ce naufrage ne fait pas pour le moment de lien officiel entre ces corps et les victimes du naufrage. De sa propre initiative, Amna s’est rendue en France pour réaliser un test ADN au commissariat. « La Croix-Rouge m’a beaucoup aidée, m’a trouvé un hébergement et m’a pris ce rendez-vous avec les autorités»

WhatsApp Image 2024-11-20 at 13.48.03
Bruxelles le 10 novembre 2024, Zubyer, Zakaryas et Mareg attendent désespérément des nouvelles de leurs ami Amanuel, un jeune homme de 21 ans originaire d’Éthiopie, disparu lors du naufrage du 23 octobre 2024. © Photo Valentina Camu pour Mediapart

Au commissariat, les policiers lui montrent la photographie d’un visage. « Ce n’était pas du tout mon frère. Ils m’ont juste dit qu’ils me recontacteraient dans deux, trois ou quatre mois, une fois les résultats du test ADN reçus. Je n’ai pas eu plus d’aide que cela. Pourtant, je suis sûre que mon frère est décédé », s’indigne la sœur de Hayelom. 


"Rien n’est fait pour essayer de retrouver mon père et les autres personnes disparues." - Osama, rescapé

« Je me suis rendu quotidiennement à la gendarmerie afin d’avoir des nouvelles, j’ai donné toutes les informations que j’avais, détaille pour sa part Osama. J’ai même retracé l’itinéraire que nous avons fait, mon père et moi, la nuit du naufrage» Malgré cela, le jeune Syrien ne sait toujours pas ce qu’est devenu son père.

Le jour du naufrage, des recherches ont été menées par le Cross (centre régional opérationnel de surveillance et de sauvetage). Mais depuis, Osama constate que « les autorités françaises ne mènent aucune opération de recherche, elles attendent simplement que la mer rejette les corps pour ensuite les déclarer morts », et déplore : « Rien n’est fait pour essayer de retrouver mon père et les autres personnes disparues. »

Les amis d’Amanuel, eux, sont en contact avec la Croix-Rouge et se tiennent prêts à se rendre à Calais si un corps est retrouvé ; mais, pour l’heure, ils n’ont aucune nouvelle. Sollicité à plusieurs reprises par Mediapart, le procureur de Boulogne-sur-Mer n’a pas répondu à nos questions. 

Éteindre le feu


Ahmed, Ali, Amanuel et Hayelom ont disparu depuis bientôt un mois. À La Margelle, la vie d’Osama est en suspens. Sa seule obsession reste de retrouver son père. Le jeune Syrien, rongé de culpabilité, « [s]e considère responsable de la disparition de [s]on père ».

Le reste de la famille, en Angleterre comme en Turquie, a espoir qu’Ahmed Ahmed « a été récupéré lors de l’opération de sauvetage, qu’il est dans le coma dans un hôpital ou bien qu’il a été emprisonné quelque part ». Osama ressasse continuellement les événements : « Je ne souhaite à personne de vivre ce que je vis. Je m’endors le soir en espérant qu’à mon réveil, ce que je vis ne soit pas la réalité. Est-ce que quelqu’un peut m’aider à éteindre le feu qui brûle en moi ? »

Il faut au moins retrouver un corps, insistent quant à eux les amis de Bruxelles. « Les parents d’Amanuel m’appellent tous les jours », glisse Zubyer, qui décroche dès qu’il le peut, entre ses horaires de travail décalés de pâtissier à Bruges. « Si on ne leur donne pas de réponse, dans dix ans, ils nous en demanderont encore. On a même peur de se rendre en vacances en Éthiopie : vous imaginez, vous retrouver face à sa mère, et n’avoir aucune réponse à lui donner ? Nous devons les apaiser. »

« Beaucoup d’autres gens risquent de mourir », s’inquiète Zakaryas. Lui-même se trouve dans une situation similaire à celle de son ami disparu : la Belgique vient de refuser sa demande d’asile en première instance. Il envisage à son tour le Royaume-Uni pour sortir de l’impasse. « Peut-être que moi aussi, je mourrai dans cette mer. Et la prochaine fois, ce sera à mon sujet que vous viendrez interviewer mes amis. Tout cela doit s’arrêter.

Article publié dans Mediapart, que vous pouvez trouver ici.