Jumaa voulait rejoindre l’Angleterre, il a disparu lors d’une intervention de police
Médiapart / Maïa Courtois, Maël Galisson et Simon Mauvieux / 14 mars 2024
C’est un embarquement qui a tourné au drame, début mars dans le Nord, sous les yeux de policiers voulant empêcher un groupe d’exilés de prendre le départ. Le Syrien reste introuvable, mais les autorités ont conclu à l’absence de disparition. Ses proches veulent savoir.
Gravelines (Nord).– Mohamed a le visage fermé. Ce Syrien de 49 ans, originaire d’Alep et vivant désormais à Londres (Royaume-Uni), ne dort plus et n’a plus d’appétit. Depuis son arrivée à Calais il y a une semaine, il parcourt le littoral du nord de la France dans l’espoir de retrouver trace de son neveu, Jumaa Al Hasan. Âgé de 27 ans, celui-ci a disparu dans la nuit du 2 au 3 mars 2024, dans le canal de l’Aa, qui traverse les communes de Gravelines et de Grand-Fort-Philippe avant d’atteindre la plage.
Selon plusieurs témoignages recueillis par Mediapart, Jumaa aurait disparu lors d’une opération de police visant à empêcher des exilés de monter dans un bateau pneumatique. Or, malgré l’alerte lancée par les exilés aux forces de l’ordre au moment de sa disparition, des recherches n’ont été lancées que plus tard dans la nuit, depuis un lieu qui ne correspond pas à l’endroit de la potentielle noyade de Jumaa. Le parquet de Dunkerque n’a, pour l’heure, « pas d’enquête ouverte sur ce volet ». Dix jours après, Jumaa est toujours introuvable.
« Jusqu’à présent, je reste sans nouvelles », se désespère Mohamed. Son neveu a fui Alep et la guerre en Syrie en 2014 pour se réfugier au Liban. En 2023, il quitte le Liban pour l’Algérie, avant, en février dernier, de prendre la route pour le Royaume-Uni, vial’Espagne et Calais. Debout face au fleuve Aa où s’est arrêté le périple de Juuma, Mohamed cherche le moindre indice que pourrait révéler ce cours d’eau qui se jette dans la mer du Nord.
Le 2 mars, il est environ 22 heures quand une embarcation pneumatique descend le fleuve Aa, entre les communes de Bourbourg et Sainte-Marie-Kerque, au sud de Gravelines. Une patrouille de police la repère à ce moment-là, nous indique la préfecture du Nord. À son bord, une vingtaine d’exilés, en majorité syriens. La marée est basse et le faible niveau d’eau dévoile des berges boueuses. « Nous avancions mais le pilote du bateau avait prévu de s’arrêter à un endroit pour faire monter d’autres personnes », se remémore Yousef*, l’un des passagers. Une trentaine de minutes après son départ, l’embarcation arrive à proximité d’un bois, où une dizaine d’exilés patientent sur la rive pour monter à bord. Jumaa est parmi eux.
À ce moment-là, personne ne sait qu’ils ont été repérés par la police. Alors que le bateau s’approche de la berge, la patrouille de police lance son intervention pour empêcher le groupe de Jumaa de monter à bord.
Selon nos témoins, six à huit policiers débarquent alors sur la berge. « La police est arrivée au dernier moment, au moment du départ. Ils ne pouvaient pas arrêter tout le monde », observe Hassan*, qui se trouvait à bord de l’embarcation.
« Les forces de sécurité ont constaté qu’une dizaine de migrants a surgi d’un bois quand l’embarcation est arrivée à leur hauteur. Les policiers ont tenté d’empêcher ce groupe d’embarquer », confirme la préfecture du Nord.
Tout s’accélère. « Quatre policiers font alors usage de gaz lacrymogène », rapporte Yousef, déclenchant un moment de panique. Un usage de bombes lacrymogènes que rapportent aussi Oumar, Hassan et Firas*, présents également sur le pneumatique : « J’ai été touché par les gaz, mes yeux m’ont beaucoup brûlé », indique Hassan. L’usage des gaz lacrymogènes a été « massif », estime Firas, âgé seulement de 17 ans.
La préfecture du Nord confirme elle-même ce recours aux gaz lacrymogènes. Alors qu’ils tentaient d’empêcher l’embarquement, les agents, « face à l’hostilité des individus, se sont vus contraints d’user à plusieurs reprises des moyens lacrymogènes »,écrit-elle. Elle indique que plusieurs exilés ont pu, malgré son intervention, monter à bord « en se jetant pour la plupart préalablement à l’eau ».
C’est dans ce moment de grande confusion que Jumaa tente de nager pour rejoindre le bateau, indiquent cinq témoins qui se trouvaient à bord.
« Il a coulé une seconde fois et on ne l’a plus revu »
Jumaa « portait un gros sac à dos et une large veste », assure Yousef. « Quand Jumaa a sauté dans l’eau, je ne l’ai pas quitté des yeux : il a coulé une première fois, puis il a réussi à remonter à la surface. Il se débattait et faisait de grands gestes avec les bras. Puis il a coulé une seconde fois et on ne l’a plus revu. » Une scène que décrivent de manière similaire Hassan, Oumar, Firas ainsi qu’Ahmed, un cinquième témoin, présent sur le bateau.
À la demande expresse de plusieurs passagers, le pilote de l’embarcation fait demi-tour et revient à l’endroit où Jumaa a sauté, espérant pouvoir lui porter secours. « J’ai toutefois demandé au capitaine de ne pas trop s’approcher, indique Yousef, car si Jumaa était vivant, l’hélice du moteur aurait pu le blesser. » « Des amis de Jumaa ont voulu se jeter aussi à l’eau pour l’aider, mais les autres leur ont dit “n’y allez pas, c’est dangereux” », raconte Hassan.
Deux passagers ont indiqué avoir averti les policiers alors que Jumaa ne réapparaissait pas. « Nous leur avons crié : “Allez l’aider, il va mourir !”, mais ils n’ont rien fait », déclare Ahmed. « Le pilote a alors décidé de reprendre la route vers la mer », explique Yousef. L’embarcation reprend sa descente de l’Aa, et arrive à proximité du bassin Vauban, le port de plaisance de Gravelines.
Pas de disparition pour le commissariat
À ce moment-là, le bateau échoue sur un banc de sable. « Non seulement le moteur ne fonctionnait plus, mais, en plus, le niveau de l’eau était trop bas et nous étions restés coincés », raconte Ahmed.
Les forces de l’ordre, qui le suivent toujours, sollicitent alors les secours. Il est 23 heures passées. La patrouille constate que « quelques personnes migrantes ont débarqué puis quelques secondes après, les individus se plaignaient que l’un des leurs était tombé à l’eau et avait coulé », décrit la préfecture. C’est donc à ce moment-là, seulement, que la préfecture dit avoir reçu l’alerte.
Le commissariat de Dunkerque, interrogé, confirme que ses équipes ont été alertées aux alentours de 23 heures concernant « soi-disant un migrant tombé à l’eau ». Avant d’affirmer d’emblée : « Mais ça n’a pas été le cas : on a dépêché les secours sur place et il n’y avait pas de personne à l’eau. Il n’y avait pas d’homme à l’eau, pas de disparition. »
Alertée à 23 h 20, une équipe de pompiers arrive sur place, témoigne une source au sein de la caserne. Plusieurs exilés sont dans l’eau, dont Ahmed. « Je suis descendu du bateau avec d’autres personnes. Les pompiers sont venus nous aider car nous étions bloqués », témoigne celui-ci. Les pompiers constatent en outre qu’une personne est bloquée dans la vase et engagent des sauveteurs aquatiques pour aller la récupérer.
Un drone est ensuite lancé. Équipé d’une caméra à vision nocturne et thermique, il ne repère qu’une seule personne, bien plus au nord, à trois kilomètres de là : « Sur la plage de Gravelines, un individu mouillé qui à l’approche de l’appareil s’est enfui », indique la préfecture du Nord.
Selon les informations fournies par la préfecture, le commissariat de Dunkerque et une source au sein des pompiers, le lieu exact de la disparition de Jumaa était inconnu au moment de cette intervention, laquelle s’est concentrée autour du lieu de l’échouage, à proximité du bassin Vauban. « Jumaa a disparu bien avant ce port de plaisance », insiste Hassan.
À 0 h 40, soit plus d’une heure après le début de l’intervention, des policiers sont aperçus par des bénévoles de l’association Utopia 56, toujours à proximité du bassin Vauban, pointant la surface de l’eau avec leur torche. Là encore, à plusieurs centaines de mètres du lieu potentiel de la disparition de Jumaa. Après avoir reçu une première alerte à minuit, Utopia 56 a appelé les secours à trois reprises, entre minuit et trois heures du matin.
Les associations demandent la relance des recherches
Les autres passagers ont poursuivi leur trajet. Nouveau problème. « En arrivant près de l’estuaire du fleuve, nous avons constaté que le bateau commençait à se dégonfler », se souvient Oumar. De peur, une dizaine de personnes font le choix de descendre du bateau.
Puis, l’embarcation à peine engagée en mer du Nord, son moteur lâche. « On a alors décidé d’appeler les secours, on a contacté le 196 », se rappelle Oumar. Dans la demi-heure qui suit, le navire de sauvetage Minck récupère les « 20 naufragés présents à bord d’une embarcation dégonflée et en panne moteur au large de Grand-Fort-Philippe », comme le précise le communiqué de presse de la préfecture maritime de la Manche et de la mer du Nord.
À la suite de ce naufrage, le parquet de Dunkerque a ouvert une enquête sous le régime de flagrance « pour l’infraction aide à l’entrée et au séjour irrégulier ». Deux gardes à vue ont été levées, et « les investigations se poursuivent ». Aucune disparition n’est, pour l’heure, prise en compte dans ce dossier. Or, en dix jours, les témoins clés des événements se sont éparpillés : certains ont même déjà rejoint le Royaume-Uni.
Mardi 12 mars, quatorze associations ont publié un communiqué, demandant aux autorités la reprise des recherches. Les associations indiquent aussi avoir saisi la procureure de la République pour l’ouverture d’une enquête pour « disparition inquiétante ». « Il est nécessaire que les autorités compétentes reprennent les recherches, telles qu’elles auraient été menées si la victime n’avait pas été une personne en exil », écrivent-elles.
Les exilés poussés à prendre davantage de risques
Quelques heures à peine après la disparition de Jumaa, dans les mêmes eaux froides du canal de l’Aa, Rola Al Mayali, une fillette irakienne de 7 ans, est morte noyée. L’embarcation dans laquelle elle se trouvait avec sa famille y a fait naufrage le dimanche 3 mars, avant même d’atteindre l’embouchure et la mer du Nord.
Dans le but d’échapper à la surveillance policière sur les plages, les réseaux de passeurs ont mis en place un système permettant de décaler les départs en amont, parfois à plusieurs dizaines de kilomètres à l’intérieur des terres. Du fait de l’absence de voie légale et sûre pour rejoindre le Royaume-Uni, les exilé·es sont poussé·es à prendre ces risques supplémentaires : distances plus longues sur des embarcations surchargées, passages d’écluses…
Rola a été enterrée jeudi 7 mars, dans le nouveau cimetière de Grande-Synthe, en présence de près de cent personnes. Sa famille, des membres d’associations de soutien aux exilé·es et des anonymes sont venus lui rendre un dernier hommage. Mohamed et les proches de Jumaa, eux, restent dans l’attente et le désarroi.
Joint par téléphone quelques jours après les faits, Ahmed, l’un des témoins des événements, était encore sous le choc de cette disparition : « Je suis en colère. Je sais que nous sommes irréguliers. Nous n’avons pas de papiers, nous n’avons rien, mais nous restons des humains. »