« Nouvelle stratégie italienne » en mer Méditerranée
A bord de l’« Ocean-Viking », les marins sauveteurs face à la « nouvelle stratégie italienne » en mer Méditerranée
Un décret-loi controversé impose aux navires humanitaires de faire route « sans délai » vers le port qui leur a été assigné, sans possibilité de porter secours à d’autres migrants en détresse.
Par Nissim Gasteli, publié le 16 mars dans Le Monde
La lumière matinale frappe les couvertures de survie dans lesquelles les rescapés se sont emmitouflés, le 14 février, faisant scintiller le pont de l’Ocean-Viking, le navire humanitaire de l’ONG SOS Méditerranée. La radio crépite : « A-t-on confirmation du nombre de personnes à bord ? » Au bout du fil, dans son uniforme rouge, Mattia (qui ne souhaite pas donner son nom de famille), chargé de protection pour la Croix-Rouge, s’active pour référencer les personnes secourues en mer. Armé de son smartphone, il note leurs âges et nationalités puis leur octroie un numéro permettant de les comptabiliser. « Nous avons 84 personnes, 8-4 personnes », annonce-t-il à la radio. « 8-4 personnes, bien reçu », lui répond instantanément Anita Zugarramurdi de l’autre bout du navire.
Assise à son bureau, à proximité de la table à cartes et du radar, la coordinatrice des opérations de recherche et de sauvetage note minutieusement l’information tout en sirotant son maté. Quelques heures plus tôt, vers 4 heures du matin, elle a été réveillée par l’officier de quart : un e-mail d’alerte envoyé par Alarm Phone, la ligne téléphonique d’urgence pour les migrants en mer, rapportait un cas de détresse à proximité. Après concertation avec le capitaine, le navire a dévié sa course vers la dernière position connue de l’embarcation, dans les eaux internationales au large de la Libye. Peu avant les premiers rayons du soleil, l’équipage a repéré le canot pneumatique dangereusement surpeuplé.
Tout au long de l’opération de sauvetage, Anita Zugarramurdi a tenu informées les autorités italiennes, maltaises et libyennes. Les rescapés sont principalement originaires d’Afrique de l’Ouest. Ils ont des visages jeunes, parfois enfantins : 58 d’entre eux sont des mineurs non accompagnés. Certains montrent des signes d’hypothermie et de déshydratation, et ont été pris en charge par l’équipe médicale.
Vingt et un jours d’errance
Une fois la situation stabilisée, Anita Zugarramurdi demande que lui soit assigné un lieu sûr pour débarquer les rescapés. « Avant, les autorités nous gardaient en mer plusieurs jours ou semaines, jusqu’à ce que cela devienne invivable d’avoir plusieurs centaines de rescapés à bord », se remémore la navigatrice uruguayenne.
Ces tergiversations ont atteint leur paroxysme en novembre 2022, lorsque le gouvernement italien d’extrême droite de Giorgia Meloni a fermé ses ports à plusieurs navires humanitaires, dont l’Ocean-Viking. Après vingt et un jours à errer en mer Méditerranée – un record, se souvient-on à bord –, le bateau avait finalement été accueilli « à titre exceptionnel » par la France dans le port militaire de Toulon, occasionnant une brouille diplomatique entre les voisins transalpins. Les autres furent finalement reçus à Catane (Sicile) à l’issue d’un long bras de fer.
Depuis, Rome a revu ses méthodes : l’attribution d’un « port sûr » est désormais plus diligente, mais aussi plus contraignante. A peine une demi-heure après l’envoi de sa requête, l’Ocean-Viking reçoit une réponse du centre italien de coordination et de sauvetage. Dans la salle à vivre du bateau, les équipes qui ne sont pas d’astreinte sont dans l’expectative. Quand Anita Zugarramurdi déboule dans la pièce, le suspense est à son comble. « Devinez où ils nous envoient cette fois ? », lance-t-elle d’un ton ironique. « Gênes ? », « Trieste ? », « La Spezia ? », tentent des membres d’équipage. « Ce sera Ravenne », annonce finalement la coordinatrice des opérations.
Pour rallier ce port commercial de la région d’Emilie-Romagne, où il a déjà accosté un mois plus tôt, l’Ocean-Viking va devoir entreprendre un long voyage de plus de 1 600 kilomètres à travers les mers Méditerranée, Ionienne et Adriatique. Quatre jours de navigation et autant pour le retour, durant lesquels le navire sera éloigné de son aire d’opération. L’objectif est de « décongestionner les ports de Calabre et de Sicile » auxquels les ONG étaient habituées, expliquait en janvier le ministre de l’intérieur, Matteo Piantedosi, artisan de cette nouvelle stratégie.
« L’impact pour nous, c’est bien sûr une augmentation des coûts », explique Anita Zugarramurdi. « Selon nos prévisions, notre budget carburant risque de doubler sur l’année, détaille Carla Melki, la directrice adjointe aux opérations, présente à bord quelques jours plus tôt. Cela représente 1 million d’euros en plus. »
Sauvetages multiples empêchés
Peu après, le navire met le cap vers Ravenne. Un décret-loi controversé impose désormais aux navires humanitaires de faire route « sans délai » vers le port qui leur a été assigné. Tout contrevenant s’expose à des amendes allant jusqu’à 50 000 euros et à une détention administrative du bâtiment. Jusque-là, dans l’attente d’une réponse des autorités, les navires restaient généralement au large de la Libye. Si d’autres cas de détresse se présentaient, ils leur portaient aussi assistance. Ces sauvetages multiples sont désormais empêchés.
Pour Anita Zugarramurdi, « l’objectif est clair : maintenir les navires le plus loin possible de la Méditerranée »
A mesure que le navire s’éloigne de la zone de recherches, l’émotion laisse la place à la frustration. Les mines des marins sauveteurs se crispent. « Ça y est, un sauvetage et on remballe », souffle l’un d’eux, jetant sa combinaison encore trempée. « Avant, on avait l’habitude d’en faire plusieurs, parfois six, sept, huit d’affilée. On enchaînait », explique Lucille Guenier, chargée de communication à bord. « La nouvelle stratégie italienne est la dernière tentative d’un gouvernement européen d’entraver l’assistance aux personnes en détresse, répond Anita Zugarramurdi. Pour moi, l’objectif du nouveau décret est clair : il s’agit de maintenir les navires de la flotte civile le plus loin possible de la Méditerranée. »
En janvier, alors qu’il faisait route vers La Spezia à la suite d’un premier sauvetage, le navire Geo-Barents, de Médecins sans frontières (MSF), a été informé de deux autres cas de détresse et les a secourus. Il avait échappé aux sanctions, mais un mois plus tard, lors du débarquement de 48 personnes au port d’Ancône, le bateau a écopé de vingt jours de détention administrative et de 10 000 euros d’amende pour n’avoir pas transmis aux autorités locales les informations de l’enregistreur de données de voyage, comme l’y oblige le nouveau décret.
Pour l’Ocean-Viking, aucun sauvetage multiple ne s’est encore présenté, mais Anita Zugarramurdi est catégorique : « Si d’autres cas de détresse se présentent après un sauvetage, nous ne quitterons jamais la zone. Au-dessus de tout gouvernement, il y a le droit maritime. »