Tunisie : une répression grandissante frappe les exilés et leurs soutiens
Nejma Brahim 11 mai 2024
D’importantes expulsions ont été organisées par les autorités cette semaine. Mais, de façon plus inédite, des représentants associatifs, comme l’ancienne directrice de Terre d’asile Tunisie, ont été arrêtés, faisant craindre au reste de la société civile de sombres lendemains.
Il y a d’abord eu le discours du président de la République tunisien, Kaïs Saïed, au printemps 2023, qui ciblait les exilé·es subsaharien·nes présent·es dans le pays, reprenant la théorie raciste du « grand remplacement ». Puis des heurts entre Tunisiens et Subsahariens sur fond de « chasse aux migrants ». Puis une vague de « déportations » (terme utilisé par les ONG à l’époque), à l’été 2023, visant à acheminer des personnes subsahariennes dans le désert, à la frontière avec la Libye, pour les y abandonner sans nourriture ni eau.
Entre la Tunisie et la Libye, Matyla et Marie sont ainsi « mortes pour rien », regrettait Pato, conjoint de la première et père de la seconde, retrouvées mortes de soif et d’épuisement, face contre terre, sur le sable du désert. La photo avait largement circulé sur les réseaux sociaux, suscitant l’indignation des uns, et l’indifférence des autres. Si la situation semblait s’être calmée ces derniers mois, elle s’est de nouveau détériorée, contraignant des exilé·es à s’installer dans des oliveraies en périphérie de Sfax, sans toutefois bénéficier d’une grande médiatisation.
Mais, cette semaine, une vague de répression sans précédent a frappé les exilé·es et celles et ceux qui les aident, menant à d’importantes expulsions de personnes migrantes et à l’arrestation de plusieurs représentant·es associatifs, comme l’ancienne directrice de l’organisation Terre d’asile Tunisie, Sherifa Riahi, placée en garde à vue pendant cinq jours, alors qu’elle a quitté ses fonctions il y a plus d’un an.
Les ONG ciblées pour la première fois
« On n’avait pas encore vu d’arrestations ou de perquisitions jusqu’ici. Ces associations apportent une aide vitale à des migrants, demandeurs d’asile ou réfugiés, de l’aide juridique à l’assistance médicale en passant par l’hébergement d’urgence », explique Salsabil Chellali, directrice de la section Tunisie chez Human Rights Watch, qui souligne que les exilé·es font face à une « détérioration rapide de leurs conditions de vie » et que les ONG doivent répondre à une augmentation de leurs besoins.
Cette fois-ci, donc, les autorités ont choisi de s’en prendre aux associations « pour empêcher ces personnes d’accéder à une aide quelconque », poursuit-elle, et ce « alors même que ce travail de terrain des associations vient combler l’absence de l’État ».
Bien sûr, cette répression nouvelle peut « pousser » des personnes à tenter de partir dans l’urgence pour l’Europe, à chercher n’importe quel moyen de traverser la Méditerranée et à subir, « comme cela a déjà pu être observé », des abus de la part des gardes-côtes tunisiens en mer.
Ces arrestations s’inscrivent aussi dans un contexte plus général de répression contre la liberté d’association et la défense des droits humains, poursuit Salsabil Chellali. « L’État cherche depuis assez longtemps à restreindre les activités de la société civile, qui reste l’un des piliers démocratiques face à Kaïs Saïed. »
Attaquer les associations d’aide aux exilé·es est donc une « porte d’entrée », un « prétexte », pour s’en prendre ensuite à d’autres, à l’heure où un climat de peur et d’autocensure est déjà observé en Tunisie, où « des événements sont annulés ».
En toile de fond, le pouvoir reproche aux ONG de « vivre de fonds de coopération, et donc l’argent de l’étranger », estime une source qui requiert l’anonymat. « Kaïs Saïed y voit un complot de l’étranger pour envahir la Tunisie, c’est d’ailleurs ce qu’il a dit dans une déclaration à la presse [ce dernier a qualifié les ONG de traîtres – ndlr]. Mais dans le fond, on a très peu d’informations sur la nature des faits reprochés aux personnes ayant été arrêtées. »
Selon nos informations, les autorités pourraient s’appuyer sur une loi datant de 2015, contre le terrorisme et le blanchiment d’argent, pour criminaliser ces ONG.
Mais qu’est-ce qui a déclenché une telle répression ? À l’origine, toutes nos sources s’accordent à dire que le discours de Kaïs Saïed a mis le feu aux poudres. Plus récemment, un campement de demandeurs d’asile soudanais s’est installé devant les locaux du Haut-Commissariat aux réfugiés et a été démantelé ; le président du Conseil tunisien pour les réfugiés (CTR) a lancé publiquement une demande pour héberger les plus vulnérables, comme les femmes et les enfants.
Des exilés subsahariens ont aussi été délogés de deux zones à Tunis, rapporte Salsabil Chellali. Les personnes qui s’étaient réfugiées dans les oliveraies, près de Sfax, ont été prises pour cibles. Autant d’événements qui ont pu contrarier les autorités, déjà chauffées à bloc par le chef de l’État.
Le prolongement des politiques européennes
« Les exilés avaient été chassés de la ville de Sfax après le discours de Kaïs Saïed, qui a attisé la violence à leur encontre. Il était devenu difficile, voire impossible, pour de nombreuses personnes d’avoir accès à un travail ou à un logement à Sfax et de pouvoir y vivre », souligne la responsable de Human Rights Watch.
La campagne « xénophobe et raciste » du pouvoir a pris de l’ampleur, et la politique répressive des autorités contre les ressortissant·es de pays africains les a contraint·es à s’installer « dans ces zones périurbaines », où leurs conditions de vie étaient très précaires.
Au lieu de s’attaquer aux défaillances systémiques à l’origine de ces pénuries, on observe une tendance inquiétante consistant à blâmer les migrants. Jihed Brirmi, activiste tunisien
L’activiste tunisien Jihed Brirmi blâme de son côté l’Europe : il y voit les effets de l’externalisation (processus visant à sous-traiter la gestion de ses frontières à des pays tiers), dans un contexte où l’Union européenne multiplie les accords avec d’autres États pour que ces derniers empêchent les exilé·es de franchir les frontières européennes, comme c’est le cas entre l’Italie de Giorgia Meloni et la Tunisie.
Il y voit une politique de la violence des frontières quotidienne à l’échelle européenne, qui gagne aujourd’hui son propre pays. « La Tunisie suit le régime frontalier oppressif de l’Europe ! », a-t-il posté sur le réseau social X en référence à un éventuel nouveau centre de détention envisagé entre les villes d’Al-Amra et de Jebeniana, dans les environs de Sfax.
« Les difficultés économiques en Tunisie ont incité à des stratégies similaires à l’expérience rwandaise, suggérant la création de centres de détention pour s’aligner sur les politiques strictes de contrôle des frontières de l’UE », relève-t-il auprès de Mediapart, précisant qu’il observe cependant « une forte opposition locale à de telles mesures ».
Pour le reste, le militant appelle la société civile à poursuivre le combat, malgré cette vague de répression et de « diffamation ». Mais il juge malgré tout la situation en Tunisie assez préoccupante : pour la première fois, « des ONG sont ciblées et souffrent d’une couverture médiatique importante. Cela vise à détourner les Tunisiens de leurs véritables problèmes », comme le prix des produits essentiels (riz, café), devenus exorbitants, rappelle Jihed Brirmi.
Et « au lieu de s’attaquer aux défaillances systémiques à l’origine de ces pénuries, on observe une tendance inquiétante consistant à blâmer les migrants ». Une approche qui favorise selon lui « la création d’ennemis fictifs et alimente les théories du complot ». Les images de manifestant·es défilant en Tunisie contre l’accueil des migrant·es se sont rapidement propagées sur les réseaux sociaux.
Et sans surprise, en France, les voix du Rassemblement national se sont réjouies de ces manifestations « anti-migrants », jusqu’au porte-parole du parti et député de l’Yonne Julien Odoul, reprenant dans un post sur X une vidéo partagée par « Fdesouche », et interrogeant la journaliste Nassira El Moaddem, qui avait dénoncé le racisme en France : « Est-ce que pour elle, les Tunisiens sont des racistes dégénérés parce qu’ils refusent d’accueillir des migrants chez eux ? », faisant mine d’ignorer que le racisme anti-Noirs est effectivement très marqué dans les pays du Maghreb.
Vous pouvez retrouver l'article publié sur Mediapart ici.